Afravih : les migrants en question, stupeur et tremblements

Publié par jfl-seronet le 23.04.2016
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ConférencesAfravih 2016

Si la PrEP est l'indéniable vedette de l'édition 2016 de l'Afravih, l'étude ANRS-Parcours connait aussi un très net succès. Plusieurs présentations ont été faites à partir des nombreuses données recueillies dans cette vaste et complexe étude. Parcours était au centre d'un passionnant symposium de l'ANRS (Agence nationale de recherche sur le VIH et les hépatites virales) sur les personnes migrantes, les politiques migratoire et la santé.

Le VIH n'aura plus de place à part

Des applaudissements ? Aucun ! Pourtant, c'est le professeur Christine Katlama, la présidente de l'Afravih, qui vient juste d'intervenir. A la place, un silence glacé et gêné ; des chuchotements interloqués qui en disent long. Christine Katlama a souhaité intervenir dans la discussion générale lors du symposium que l'ANRS avait choisi de consacrer aux migrants d'Afrique subsaharienne et aux politiques migratoires, et notamment à leur impact pour le VIH et les hépatites virales. A la suite, de très bonnes présentations et des premiers échanges des invités à la table ronde, Christine Katlama a souhaité avancer vers des solutions concrètes. Pourquoi pas ? Mais le développement de ses arguments "concrets" a suscité un très net embarras. Pour faire court, elle oscille entre la limitation des flux migratoires et le retour au pays pour soins.

Comment comprendre, alors que la conférence enchaîne depuis deux jours des présentations d'experts truffées de données qui expliquent que l'accès aux traitements au Sud, à une prise en charge, à un suivi médical, aux bilans, etc. connaît des difficultés parfois majeures, qu'on puisse tenir un discours qui consiste à dire que les malades étrangers, une fois sortis de la zone rouge (si leur santé est en danger), doivent retourner chez eux pour y être soignés. Bien sûr, les compétences médicales existent dans de nombreux pays d'Afrique, l'Afravih en est d'ailleurs une belle vitrine, et des progrès ont été faits dans l'accès aux médicaments. Reste que dans la présentation de Marie Laga (vendredi matin en plénière), il a bien été rappelé que la couverture en ARV ne concernait pour les pays d'Afrique que 38 % des femmes et 27 % des hommes, pour ne citer que cette donnée et qu'une seule présentation. En fait, lorsqu'on entend les experts du Nord... et du Sud, qu'on regarde leurs travaux, on voit bien que personne ne s'engage vraiment à dire qu'une personne bien suivie (traitements, soins, bilans) en France (par exemple) est assurée de pouvoir bénéficier de la même offre (traitements, soins, bilans) dans son pays d'origine.
Bien entendu, il n'est pas interdit de réfléchir aux conditions d'un éventuel retour au pays, encore faut-il savoir si les personnes concernées sont demandeuses ; quels seraient leurs besoins ? Quelles assurances sur leur santé souhaitent-elles ?

Il est probable, comme l'avance le professeur Katlama, qu'une certaine forme d'exceptionnalisme que le VIH a connue depuis le début, tende à disparaître. Cela a été aussi rappelé par Jean-Paul Moatti, Président directeur général de l'IRD, lors de la plénière jeudi 21 avril. Mais ce qu'il y avait de désespérant dans l'intervention de la Présidente de l'Afravih, c'est le fatalisme qui sous-tend son propos (le VIH n'aura plus de place à part, donc il faut faire avec, pas contre) et le formatage que nous impose le contexte actuel concernant les migrants, cette idée que les étrangers sont dans le fond mieux chez eux... C'est d'autant plus dommage que certains intervenants, dont Eve Plenel (Arcat, le Kiosque, Groupe SOS), avaient précédemment bien analysé les dérives du système actuel, le "contexte terrible" que connaissent les étrangers en Europe et en France et qui n'épargne nullement les malades étrangers ; bien montré les effets de la doxa du moment. Fort heureusement, cette sortie de route n'a pas constitué la conclusion de ce symposium de l'ANRS qui s'est avéré assez passionnant.

ANRS-Parcours en vedette

Pas la peine de roulement de tambour, la vedette de ce symposium, c'était une fois de plus l'enquête Parcours. Les résultats ont fait l'objet de deux présentations. Celle d'Anne Gosselin (Ceped, Paris) a livré des données sur le temps que connaissent les personnes migrantes d'Afrique subsaharienne pour s'installer en France. Dans l'enquête, les personnes interrogées entre 2012 et 2013 sont arrivées en France entre 1972 et 2013. Elles sont originaires de toutes les régions d'Afrique subsaharienne avec une concentration des personnes venant de sept pays : Cameroun, RDC, Guinée, Côte d'Ivoire, Mali, République du Congo (Brazzaville) et Sénégal. Comme l'expliquent les auteurs de Parcours, pour de nombreuses personnes, l'arrivée est un moment d'insécurité juridique puisque 79 % des hommes et 73 % des femmes ont déclaré être dans une situation de précarité administrative lors de leur première année de séjour en France, bénéficiant d'autorisations de séjour de seulement quelques mois, devant être fréquemment renouvelées ; de simples récépissés de demande de titre de séjour... Les résultats indiquent aussi que durant cette première année en France, 22 % des hommes et 12 % des femmes ont dû changer fréquemment de logement. Comme l'a expliqué Anne Gosselin, trois éléments permettent de juger d'une bonne installation en France : le fait d'avoir un logement, un titre de séjour et des revenus qu'ils soient liés aux secteurs formel ou informel de l'emploi : travail légal au travail "au noir". Les résultats de Parcours montrent que les "séquences d'installation" sont différentes pour les hommes et pour les femmes. "Alors que les hommes entament leur processus d'installation par le travail, les femmes, qui sont plus souvent venues pour rejoindre un conjoint ou de la famille, débutent leur processus par l'accès au logement personnel puis par l'accès au titre de séjour. Alors quand les trois critères d'installation sont-ils réunis ? Et bien tardivement... dans les parcours.

Des années pour être "installé"

La moitié des femmes n'a accédé à un premier titre de séjour d'au moins un an que lors de la troisième année de leur séjour en France, et la moitié des hommes seulement lors de la quatrième année, expliquent les auteurs. L'accès au logement personnel est plus rapide : lors de la deuxième année pour 50 % des femmes, lors de la troisième année pour 50 % des hommes. Pour l'activité génératrice de revenus, il faut attendre la quatrième année pour 50 % des femmes tandis que la moitié des hommes y accède dès la deuxième année. Au final, six à sept ans après l'arrivée en France, la moitié des personnes migrantes d'Afrique subsaharienne n'a toujours pas les trois éléments d'installation que sont un titre de séjour d'au moins un an, un logement personnel et un travail. Au bout de onze ans, un quart des migrants ne les a toujours pas ! Pour les chercheurs, "cette longue période de précarité après l'arrivée en France tient plus aux conditions d'accueil (longueur du processus de régularisation, marché du travail segmenté, discriminations, etc.) qu'aux caractéristiques individuelles des arrivants". Evidemment, et c'est d'ailleurs la principale leçon de Parcours, cette longue course d'obstacles a des conséquences sur la santé. La démographe et directrice de recherche au Ceped, Annabel Desgrées du Loû, qui a dirigé l'enquête Parcours, a fait une présentation à la conférence expliquant que "pour les migrants subsahariens, la précarité augmente les partenariats sexuels à risque et ainsi le risque d’infection par le VIH. La fréquence des partenariats sexuels occasionnels ou concomitants est d’ailleurs plus élevée chez les personnes ayant été infectées par le VIH en France : 77 % des hommes infectés pour le VIH en France ont eu des rapports occasionnels (contre 54 % pour les migrants non infectés par le VIH ou le VHB) et 52 % chez les femmes. 9 % des femmes infectées par le VIH ont également eu des rapports transactionnels (2 % lorsqu’elles ne sont pas infectées par le VIH ni le VHB)".

Le VIH contracté en France

Concernant précisément le VIH, on peut retenir de l'étude Parcours ce résultat : Près d'un homme africain sur deux, suivi aujourd'hui pour le VIH, a contracté le VIH après son arrivée en France, ce chiffre est de un sur trois pour les femmes. On peut en tirer, au minimum, deux enseignements : les personnes migrantes d'Afrique subsaharienne n'arrivent pas toutes en France infectées par le VIH ; plus le parcours d'installation est compliqué plus important est le risque d'être exposé et d'être infecté par le VIH.

Annabel Desgrées du Loû vient d'ailleurs de publier un article très détaillé sur ce sujet dans le numéro 511 de mai 2016 de la revue "Recherche". Il situe le point de départ de la réflexion des chercheurs et détaille les résultats. En 2013, sur 6 220 nouveaux cas de VIH/sida diagnostiqués en France, 31 % concernaient les migrants d'Afrique subsaharienne, rappelle la démographe. "A première vue, ces chiffres semblent refléter la carte de l’épidémie de VIH/sida : puisque le continent africain est le plus touché, les personnes qui en arrivent ont plus de risque que les autres d’avoir contracté ce virus" mais la situation est bien plus complexe. "L’analyse des souches de virus pour tous les nouveaux cas à partir des années 2000 montre qu’environ un Africain sur quatre diagnostiqué pour un VIH en France a une souche de virus très rare en Afrique mais très commune en Europe, ce qui suggère qu’il a très probablement été infecté après son arrivée en Europe", écrit la démographe. C'est notamment de là que vient le projet Parcours.

On ne détaillera pas ici les résultats assez complets présentés dans cet article qui est consultable sur le site de l'ANRS. Pour Annabel Desgrées du Loû, "ces résultats changent l’image qu’on avait de l’épidémie de VIH/sida chez les migrants en Europe. Il ne s’agit plus d’une maladie d’importation qu’il faut prendre en charge le mieux possible. Il faut  rompre la chaine de la contamination après l’arrivée". Cela passe pour une meilleure proposition de dépistage du VIH, le plus tôt possible à l’arrivée des personnes. "Un diagnostic rapide après l’arrivée en France permet, en cas de séropositivité, la prise en charge et le traitement de l’infection et bloque la multiplication du virus dans l’organisme. Au-delà du bénéfice individuel pour la personne concernée, cela protège aussi ses partenaires sexuels d’une éventuelle contamination, puisque le virus ainsi contrôlé devient indétectable dans le sang et les liquides séminaux qui ne le transmettent plus", rappelle la chercheure. Doit également être renforcée la prévention en mettant en avant la prévention diversifiée (celle qui comprend tous les outils). Reste que tout cela ne pourra fonctionner que si les conditions de vie des personnes s'améliorent. Et Annabel Desgrées du Loû d'expliquer ce qu'enseignent les résultats de Parcours : "Au-delà des outils de la prévention, ce sont les conditions de vie qui cadrent l’univers des possibles : la première chose dont les migrants ont besoin pour prendre soin d’eux-mêmes et se protéger du VIH/sida, c’est de pouvoir y penser. Cela n’est possible qu’une fois libéré de l’extrême insécurité, de l’angoisse liée à des démarches administratives lourdes et à l’issue incertaine, du souci d’avoir un toit où dormir". Et on serait tenté d'ajouter des revenus pour vivre.

Evidemment, ce point de vue est partagé par de très nombreux experts et acteurs et on l'a bien senti dans les présentations et interventions de France Lert (épidémiologiste et co-auteur de Parcours), de Nathalie Bajos (directrice de la promotion de l'égalité pour le Défenseur des droits), d'Eve Plenel (Kiosque et Arcat) ou d'André Sasse de l'Institut de la santé publique belge. L'ANRS a bien raison d'être fière d'avoir financé et permis cette étude comme l'ont fait remarquer Eric Delaporte ou l'ambassadeur Meunier (ambassadeur de France sur le sida) dans leurs conclusions expresses. De son côté, le directeur de l'ANRS, le professeur Jean-François Delfraissy, a bien montré, en conclusion du symposium, comment avancer en mobilisant le monde de la recherche pour produire des données, de celles qui, comme c'est le cas avec Parcours, peuvent changer la donne, constituer un tournant, inciter les décideurs, preuves scientifiques à l'appui, à faire des choix, les bons. La production de données scientifiques est à ses yeux doublement importante, d'une part parce que ces données viennent en soutien au plaidoyer conduit par les associations, d'autre part parce qu'il y a ainsi la base du "pouvoir intellectuel scientique" qui peut contribuer à convaincre les politiques et décideurs publics. A bien des égards, l'enquête Parcours pourrait, si tout le monde y travaille, constituer un fort et durable tournant.

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