Blocage de Descovy : le TRT-5 analyse

Publié par Rédacteur-seronet le 03.02.2017
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InterviewDescovy

En septembre 2016, la Haute autorité de santé (HAS) a délivré la plus mauvaise note possible au Descovy — un médicament anti-VIH de Gilead (combinaison des molécules emtricitabine et ténofovir alafénamide) — en lui octroyant une très mauvaise évaluation de "l’amélioration du service médical rendu". Ce qui n’interdit pas sa commercialisation, mais limite le prix que le laboratoire peut en espérer (environ 10 % de moins que le Truvada). Gilead a alors décidé de retirer sa demande d’inscription de Descovy sur la liste des médicaments remboursables. Sa commercialisation est donc suspendue pour le moment. Quelles sont les conséquences ? Comment ont réagi les associations de lutte contre le sida. Représentant de AIDES au TRT-5, groupe interassociatif sur les traitements et la recherche thérapeutique, Vincent Leclercq fait le point pour le compte du collectif.

Que pensez-vous de cette décision et comment l’expliquez-vous ?

Vincent Leclercq : Le retrait de la demande d’inscription et donc le retard de la commercialisation du Descovy [en France, ndlr] est inadmissible. Le laboratoire s’est engagé à produire de nouvelles données afin d’être dans les meilleures conditions possibles pour faire un nouveau dépôt auprès de la HAS et ainsi obtenir un remboursement de ce médicament à la hauteur de ses attentes. En attendant, cela complique la procédure pour obtenir le TAF pour les patients qui en auraient le plus besoin.

Gilead laisse entendre que le retard de commercialisation de Descovy pourrait être préjudiciable à certaines personnes. Combien de personnes sont concernées ? Par ailleurs, en l’absence actuelle du Descovy dont la tolérance serait meilleure sur le rein et les os, les médecins peuvent-ils proposer des solutions alternatives aux personnes concernées ?

Il existe une seule solution pour permettre aux patients qui ont effectivement besoin de ce médicament d’y accéder, c’est que leur médecin demande une autorisation temporaire d’utilisation nominative (ATU) du TAF seul. Il faut alors recomposer le traitement avec plusieurs autres traitements et plusieurs boites. Actuellement, l’ATU nominative du TAF concerne 21 personnes en France, surtout des personnes mono-infectées par le virus de l’hépatite B et des personnes vivant avec le VIH, co-infectées par le VHB ou non co-infectées, qui souffrent d’insuffisance rénale. Elles bénéficient d’une autorisation temporaire d’utilisation nominative mais les nouvelles inclusions ne sont plus possibles depuis janvier 2017. Gilead en verrouille l’accès. Concrètement, alors que l’ATU pouvait être prolongée jusqu’en avril, le laboratoire a fait le choix délibéré de stopper le dépôt de nouvelles demandes d’ATU nominatives. Le laboratoire n’est, en effet, pas tenu de donner suite aux demandes. On peut voir dans ce geste une volonté de pression supplémentaire.

Dans sa communication, Gilead explique ne pas comprendre, ni accepter que la HAS ne reconnaisse pas "la valeur ajoutée" du TAF, contenu dans Descovy. Les arguments avancés par la HAS sur ce point sont-ils fondés ?

La "valeur ajoutée" dont parle le laboratoire concerne la tolérance : moins de problèmes rénaux et osseux pour les personnes. Or la commission de la transparence de la HAS dans son projet d’avis du 21 septembre 2016 parle bien de cette question. Elle  regrette néanmoins que les données déposées par Gilead soient insuffisantes et que certains critères de comparaison entre le Descovy et Truvada soient discutables. Par exemple, il n’existe pas de données comparatives chez les personnes naïves de traitement. La commission considère aussi qu’il existe des alternatives dans le cadre d’une prise en charge du VIH, si la personne rencontre des problèmes rénaux. La HAS ne ferme pas la porte au dépôt d’un nouveau dossier, mais a simplement besoin de données complémentaires.

On peut se demander pourquoi le laboratoire bloque la commercialisation de Descovy alors qu’il a bien décidé de commercialiser les autres combinaisons contenant sa nouvelle molécule (Genvoya et Odefsey) qui ont pourtant eux aussi obtenu une mauvaise évaluation de la part de la HAS.

Les autorités de santé françaises sont-elles les seules en Europe à émettre des réserves sur le TAF ou Descovy ?

Les autorités allemandes ont été les premières à critiquer l’insuffisance des données produites par le laboratoire. Elles ne ferment pas la porte non plus à une réévaluation, mais attendent des données complémentaires. La stratégie de Gilead de remplacement de toutes les combinaisons thérapeutiques qui contiennent du ténofovir (Truvada, Stribild, Eviplera, etc.) par celles contenant sa nouvelle formulation est ainsi mise à mal en Europe. L’Ukraine a, récemment, remis en cause le caractère innovant de cette nouvelle molécule en refusant le brevet au laboratoire.

Très logiquement, Gilead met en avant les atouts du ténofovir alafénamide (TAF). Cette molécule n’a-t-elle que des avantages ? Que disent les études ?

En recoupant les données de plusieurs essais, les autorités d’évaluation du médicament en Allemagne ont mis en avant un risque de troubles du système nerveux central que le laboratoire n’avait pas décrit. Il s’agit principalement de maux de tête ou de "sensations d’ivresse". Il apparait aussi que les marqueurs lipidiques (cholestérol et triglycérides) sont plus importants avec le nouveau ténofovir, ce que pointe aussi l’avis de la commission de la transparence en France. Les publications de résultats des essais cliniques lors de la conférence HIV Glasgow semblent indiquer une meilleure tolérance pour les reins et les os, mais la HAS et les associations demandent à en être sûrs, car des doutes persistent selon les situations.

Gilead souhaite par ailleurs que le Descovy se substitue à termes au Truvada pour un usage en prévention du risque d’acquisition du VIH (PrEP ou prophylaxie pré-exposition). Un essai pour comparer l’efficacité des deux médicaments est en train de se mettre en place. Or une étude publiée à la Croi en 2016 (Garrett KL et al.) a montré une moins bonne diffusion dans les tissus rectaux en raison du mode d’action différent du TAF par rapport à l’actuel ténofovir. Les modélisations animales montrent une forte protection face au VIH aussi avec Descovy. Ce traitement reste donc un bon candidat pour les personnes qui rencontreraient des dysfonctionnements rénaux et osseux et qui voudraient prendre de la PrEP.

Enfin comme tout médicament, nous ne sommes pas à l’abri d’effets indésirables que l’on verra apparaitre sur le long terme et que l’on n’a pas identifié dans un suivi à 96 semaines des personnes séropositives.

Le PDG de Gilead France défend désormais l’idée que les patients soient plus écoutés et consultés dans le cadre de l’évaluation des médicaments. Qu’en pensez-vous ? Existe-t-il des choses en la matière ? Si oui, sont-elles satisfaisantes ?

Gilead cherche une alliance de circonstance avec les associations de patients. Sur d’autres dossiers comme l’essai de PrEP Discover, le laboratoire a, au contraire, été tenté d’aller vite et sans associer les communautés. En mettant en avant l’écoute des patients, Gilead espère créer du besoin social pour son nouveau médicament afin de pousser les autorités à revenir sur la mauvaise évaluation qu’elles ont délivrée. L’histoire de la lutte contre le VIH/sida a effectivement montré que les associations se sont toujours positionnées pour un accès accéléré aux innovations thérapeutiques, afin de réduire la mortalité, améliorer l’adhérence et la tolérance aux traitements.

Or les pratiques tarifaires sauvages de l’industrie pharmaceutique ces dernières années nous ont poussés à intégrer la question du prix des médicaments dans notre plaidoyer. Il en va, en effet, de la soutenabilité du système de santé qui peine à encaisser la prise en charge des innovations thérapeutiques dont le coût élevé engendre des inégalités entre les malades. Le combat pour l’accès universel aux nouveaux antiviraux à action directe contre le virus de l’hépatite C est un bon exemple : avant la décision de la HAS intervenue récemment sur l’accès universel, il fallait attendre d’être suffisamment malade pour se voir proposer le traitement compte tenu de son coût… empêchant au passage toute approche de contrôle épidémiologique.

Par ailleurs,Il est clair que le dialogue pourrait être amélioré entre les autorités d’évaluation du médicament ou de son prix et les associations de personnes concernées, puisque l’on peine parfois à avoir du répondant sur différents dossiers, mais des rencontres existent quand même et les associations ont été auditionnées par la HAS avant la décision du collège sur l’accès universel aux antiviraux contre le virus de l’hépatite C. La HAS vient, par ailleurs, de lancer l’expérimentation d’un dispositif permettant aux associations d’émettre un avis lors du processus d’évaluation de l’efficience d’un médicament. Néanmoins tous les champs de la santé ne sont pas pourvus d’associations de patients organisées et suffisamment fortes pour créer du rapport de force.

Dans une interview accordée à Seronet, le PDG de Gilead affirme : "La question de la disponibilité de Descovy en France se posera si la HAS considère que Descovy n’apporte pas d’amélioration par rapport à Truvada". Autrement dit, si la HAS maintient son ASMR V, Descovy pourrait ne pas être disponible en France. Que pensez-vous de cette menace ?

C’est difficile de juger pour le moment. Le deuxième avis de la commission de la transparence de la HAS pour Descovy est très attendu. Cette menace s’apparente à du chantage de la part de Gilead.

"L’affaire Descovy" illustre aussi d’une certaine façon le bras de fer entre les autorités de santé et les laboratoires concernant les prix des traitements et l’accès aux médicaments innovants. Quelles solutions ou pistes proposez-vous afin que ce ne soient pas les patients qui subissent les conséquences de ce type d’affrontement ?

Les Etats ne doivent pas avancer seuls sur le terrain de la négociation des prix des médicaments, au risque d’avoir de fortes disparités d’un pays à l’autre, générant des inégalités d’accès. Si les Etats européens s’unissent pour négocier d’une seule voix par exemple, le rapport de force sera nettement différent car le laboratoire ne peut pas prendre le risque de perdre un marché aussi important. La France s’est dotée de nouveaux instruments dans la loi de financement de la sécurité sociale 2017, avec la possibilité pour le Comité économique des produits de santé (CEPS) de fixer unilatéralement le prix d’un médicament. Il ne reste plus qu’à mettre ces dispositions en application !

Propos recueillis par Jean-François Laforgerie

Remerciements à Marianne L’Hénaff, aux membres, coordinateur et coordinatrice du TRT-5.