Giovanna Rincon : "La santé, c’est avant tout des droits !"

Publié par Giovanna Rincon le 25.07.2017
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La "Déclaration communautaire de Paris" est un des temps forts de la conférence IAS 2017 de Paris. Cette initiative a été présentée lors d’une conférence de presse spécifique et lors de la séance d’ouverture officielle de la conférence. C’est Giovanna Rincon, activiste trans et présidente de l’association Acceptess-T, qui vient en aide aux femmes trans migrantes, qui a prononcé le discours de lancement de cette "Déclaration". L’activiste a puisé dans son parcours personnel et son engagement militant pour montrer comment on était passé, pour la communauté trans, de la reconnaissance à la participation, l’implication. Voici son intervention.

Crédit Photo IAS/Steve Forrest/workers' photos

"Pour que vous compreniez bien mon engagement et mon combat, je dois vous faire voyager dans mon histoire. Je suis né en Colombie, dans une famille modeste. A 12 ans, ma famille me rejette et je connais la rue. Je peux néanmoins commencer ainsi à vivre libre et initier ma transition grâce à la prise d’hormones. J’ai survécu grâce à l’aide de mon compagnon de l’époque, qui m’a aidée à ouvrir mon salon de coiffure.
A 19 ans, je commence à militer contre le VIH et dans le mouvement LGBT encore clandestin à l’époque en Colombie. Un an plus tard, j’apprends ma séropositivité.

A 23 ans, je prends la décision d’immigrer et je pars pour l’Italie où je commence le travail du sexe pour la première fois, mais aussi dans l’espoir qu’un jour en Europe on pourra soigner le VIH. Il s’agissait alors de "Rester debout, ou de se laisser mourir".
Je me retrouve ainsi en Italie avec un bagage plein de stigmates, en plus d’être trans et séropositive, je suis maintenant migrante et travailleuse du sexe (sex worker).

Tout au long de ma vie personnelle comme professionnelle, j’avais déjà expérimenté des discriminations liées à ma transidentité, mais, en Italie, j’ai découvert les discriminations liées au statut légal et au statut sérologique qui touchent l’ensemble des personnes trans et travailleuses du sexe via les refus de soins généralisés et les personnes qui alors meurent du sida, toujours plus nombreuses autour de moi.
L’arrivée des antirétroviraux nous oblige, moi et mes amies, à nous informer, nous mobiliser autour des questions nous concernant, nous et notre communauté afin de bénéficier des meilleurs soins possibles. Cela nourrit d’autant plus notre colère que nous vivons des refus de soins généralisés ; des refus qui marquèrent ainsi le début de mon engagement. Je décide de dénoncer et de combattre les discriminations aux soins touchant particulièrement les travailleuses du sexe migrantes, souvent considérées comme responsables de l’épidémie. Je me heurte alors à des discours de la part de médecins du genre : "On ne va pas donner la trithérapie à une pute trans étrangère plutôt qu’à un Italien qui cotise", montrant le niveau de violence à notre égard.

Vers la fin des années 90, un événement anodin m’a poussée à devenir référente communautaire : la démocratisation du téléphone portable ! Etre appelée par les collègues qui rencontrent des problèmes de violences, de harcèlements policiers, d’accès aux soins, accompagner les personnes en stade terminal aux urgences. Et quand je revenais le lendemain les voir, apprendre qu’elles avaient déjà été rapatriées.
Cela m’a permis de vaincre la peur d’être confrontée aux institutions et de commencer à faire de la médiation culturelle et communautaire.

En 2002, plusieurs raisons me poussent à quitter l’Italie :
● la répression et le harcèlement toujours plus forts contre les travailleuses du sexe ;
● la montée de l’extrême-droite et le fait qu’être sans-papiers soit devenu un délit. J’ai été incarcérée deux fois ;
● une amie très proche qui tombe malade du sida et qui a besoin de se faire soigner.
● je prends la décision de venir en France avec elle. Notre arrivée à Paris se traduit par la découverte d’un réseau communautaire et associatif dense qui permettait une petite visibilité pour les trans.
C’est le moment du bilan pour moi, les difficultés pour les personnes trans et séropos sont aussi présentes à Paris, mes convictions en sortent renforcées, et je décide de convertir mon vécu en expertise et en compétences afin d’aider ma communauté.

En 2010, je cofonde l’association Acceptess-t pour faire entendre notre voix sur les enjeux de santé, de justice et les enjeux scientifiques, ainsi que pour accompagner la communauté trans vers une meilleure qualité de soins et de vie. Nous avons ainsi mis en place des partenariats avec différents hôpitaux, structures associatives et soignant-e-s pour construire des parcours de soin adaptés à nos spécificités, laissant la place à la médiation communautaire et nous permettant d’avoir quelques financements — qui est un enjeu crucial de la démocratie sanitaire et de la participation des communautés aux décisions les concernant, je tiens à le souligner ici.

Notre projet d’entraide de départ a ainsi donné naissance à une mobilisation importante des personnes trans, migrantes et travailleuses du sexe sur les enjeux qui les concernent, comme récemment contre la pénalisation des clients des travailleuses et travailleurs du sexe. De cette mobilisation est né un diagnostic communautaire sur les besoins de nos communautés dont celui du dépistage rapide et communautaire que nous réalisons aujourd’hui : sur 100 tests réalisés l’année dernière, 16 personnes ont eu un résultat positif ; des personnes que nous avons pu accompagner vers une prise en charge rapide et adaptée. Et nous avons fait entrer de nombreuses autres personnes dans des parcours PrEP (prophylaxie pré-exposition). Réduisant les délais pour le dépistage, nous sommes devenues porteuses de cette prise en charge et avons développé notre capacité à être associées à des projets de recherche.
Reste la question du peu de moyens financiers dont nous, comme les autres associations communautaires, disposons : les associations trans font partie des associations les moins subventionnées en France et dans le monde.

On ne le rappellera jamais assez : "La santé, c’est avant tout des droits" et la criminalisation du travail du sexe nous met toutes en danger, nous plonge dans la précarité et nous rend encore plus vulnérables aux violences et aux contaminations. Récemment, quatre travailleuses du sexe migrantes, dont deux trans, ont été assassinées au bois de Boulogne, haut lieu de la prostitution parisienne, tout près de ce centre de conférence.

De plus, nous assistons à la suppression progressive des aides sociales comme la "carte transport" permettant aux personnes étrangères et précaires de se déplacer gratuitement, rendant plus difficile leur accès aux soins et aux services de santé.
Alors qu’il devient évident que, sans statut légal et la régularisation des personnes sans-papiers issues des populations-clefs, le risque de contamination restera important, nous assistons à la continuation et l’aggravation des politiques anti-migratoires, au niveau français, européen et mondial.
Je rappelle néanmoins que ce qui se passe en France n’est pas une exception et dans le monde : les persécutions et les assassinats des personnes trans sont devenus la règle, et ce pourtant même dans les pays où existent des lois pour les protéger.

Alors que certaines études estiment la durée de vie moyenne des femmes trans à 35 ans, une étude américaine menée internationalement par le Dr Stefan Baral montre que les femmes trans se contaminent 49 fois plus au VIH que la population générale, ce qui équivaut à presque 50 % de probabilités de se contaminer dans leur vie.

Ce n’est que par l’attention aux marges des populations les plus exposées et à leurs besoins spécifiques que toutes les parties prenantes aux parcours de soin des personnes vivant avec le VIH parviendront à améliorer et adapter la prise en charge des populations clefs dans leur globalité.

La Déclaration politique de l’Onu sur la fin du sida, adoptée en juin, inclut une dimension spécifique aux personnes transgenres, mais pourtant seulement 40 % des stratégies nationales de lutte contre le VIH tiennent compte de nous.
La surreprésentation des femmes trans au sein des populations trans ne doit pas non plus invisibiliser les réalités des hommes trans, notamment les hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes, en termes d’enjeux de santé et de risques de contamination.

Nous avons besoin de plus de recherches concernant les populations clefs, et notamment pour les femmes cisgenres et les femmes et hommes trans.
Nous avons besoin de la recherche médicale et des sciences sociales pour avoir plus d’informations sur comment et avec qui se contaminent les personnes trans afin d’adapter nos stratégies de prévention. Nous avons besoin de recherches sur les interactions entre antirétroviraux et hormones afin d’adapter au mieux les traitements proposés aux personnes trans. Nous avons besoin de la recherche pour montrer comment les violences et les politiques répressives précarisent et impactent la santé des personnes migrantes, sans-papiers ou travailleuses du sexe.
La qualité de vie des femmes trans dans un pays est le meilleur indicateur qui soit du respect et de l’inclusion des populations-clefs par la recherche et les politiques publiques. En effet, nous conjuguons plusieurs facteurs d’exclusion et de précarisation : transphobie, racisme, sérophobie, précarité, putophobie, etc.

Il est donc plus que nécessaire de faire entendre la voix des minorités et des populations clefs, de les écouter et les prendre en compte, afin d’arrêter l’épidémie et d’arriver à une qualité de vie satisfaisante pour toutes les personnes vivant avec le VIH et les populations clefs.
Bien qu’en 30 ans, la science ait fait beaucoup de progrès, nous ne pouvons que constater que l’épidémie continue de faire des ravages et que nous sommes encore loin du compte.

Je vais me permettre – avec beaucoup d’émotion – de rendre hommage et de reprendre les mots de ceux qui, il y a 30 ans, lançaient déjà ce qui est devenu notre mot d’ordre : "Rien pour nous, sans nous ! ", et qui ont ouvert la voie à d’énormes progrès autant dans la recherche que dans le soin grâce aux Principes de Denver (1).
Des principes, que nous tentons aujourd’hui de moderniser et d’adapter aux nouveaux enjeux de la recherche et de la lutte contre le sida en dévoilant la "Déclaration communautaire de Paris". Je vous invite à la signer largement afin de donner de la force à ce nouvel agenda des populations clefs et à leur place centrale dans la lutte contre les épidémies, et surtout à la partager et faire de ses revendications les vôtres.

(1) : Lors d’une conférence scientifique à Denver (Colorado), en 1983, le discours médical et scientifique dépersonnalise tellement les malades que des personnes vivant avec le VIH, présentes, décident, en réaction, et en marge de la conférence, de rédiger une Déclaration fondatrice de la Coalition des personnes atteintes du sida. Ce texte fondateur fera date. Cette déclaration pose, en une dizaine de principes s’adressant aux médecins, aux personnes atteintes par le VIH et à l’ensemble de la population, les bases du militantisme de la lutte contre le VIH/sida. Et cela pour des décennies.