"Survivre au sida, mais pas à la vie qui en a suivi"

Publié par jfl-seronet le 25.03.2013
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Mode de vieSpencer Cox

Le 22 février 2013, le "New York Times" consacre, sous la plume de Jacob Bernstein, un portrait, brillant et fouillé, à Spencer Cox, militant historique de la lutte contre le sida aux Etats-Unis. Un portrait intriguant aussi car Spencer Cox qui s’est battu toute sa vie pour que les traitements anti-VIH soient disponibles… avait arrêté depuis plusieurs mois de prendre les siens. Extraits traduits par Grace Cunnane.

Début décembre 2012, les militants, vétérans de la lutte contre le sida, Spencer Cox, Garance Franke-Ruta et Peter Staley se réunissent dans un auditorium bondé à l’hôpital Saint-Luke dans le quartier ouest de Manhattan, où se tient une projection du film "How to survive a plague"  ("Comment survivre à un fléau ?"), un documentaire [de David France] qui allait sous peu être nommé aux Oscars. Spencer Cox, 44 ans, est en pleine forme, content de toute l’attention qu’il attire et impatient de parler de la lutte contre le sida et de la direction qu’elle devrait prendre. Quelques semaines plus tard, le 18 décembre, Peter Staley se retrouve à l’hôpital face à des médecins qui lui annoncent la mort de Spencer Cox des suites du sida - parce qu’il aurait arrêté de prendre ses médicaments. Il s’en suit un débat acharné sur le Huffington Post et d’autres sites sur le sens de cette disparition. Peter Staley se souvient : "Il était génial. Il était dynamique. Il parlait de ce que les militants de la lutte contre le sida devraient faire maintenant avec les hausses de contamination chez les jeunes gays. Il était perspicace, comme à son habitude".

"Pill fatigue" ?

S’agissait-il de "pill fatigue" ? (d’une lassitude des médicaments ?) Un terme qui désigne l’épuisement de certaines personnes qui ne sont plus observantes alors qu’elles doivent pourtant prendre un cocktail de pilules tous les jours. Pourquoi Spencer Cox consacrerait-il sa vie à essayer d’obtenir des médicaments vitaux pour des millions de personnes malades dans le monde alors qu’il arrêtait lui-même d’en prendre ? Essayait-il de se suicider après plusieurs années pendant lesquelles les effets indésirables avaient été presque aussi durs que la maladie ? Est-ce à mettre au compte de sa consommation de méthamphétamine ? La réponse est bien plus compliquée que cela.

Spencer Cox est né à Atlanta le 10 mars 1968 et y grandit avec son frère cadet, Nick, et sa mère Beverly. Il fait son "coming out" [affirmation publique de son homosexualité, ndlr] au lycée et, selon sa mère, ce n’était pas si grave que cela. En 1986, Spencer Cox quitte le Sud pour aller à Bennington College dans le Vermont. Ensuite, après avoir passé la majeure partie de l’avant dernière année du lycée à s’engager au sein d’Act Up, (la célèbre association de lutte contre le sida, fondée par le dramaturge et militant Larry Kramer), Spencer Cox arrête ses études et s’installe à Manhattan.

Passé à côté de sa vie

Très vite, il découvre sa séropositivité. Les gens tombent alors comme des mouches autour de lui. "A cette période, le sida n’était pas du tout une maladie chronique gérable, c’était mortel !", rappelle John Voelcker, un vieil ami de l’époque. Après avoir essuyé ses larmes, Spencer Cox se jette dans son travail à Act Up où il siège au comité des traitements et des données. En 1995, quand les inhibiteurs de protéase sont en phase d’essai, Spencer Cox (qui ne s’est jamais intéressé à la science avant de s’engager dans la lutte contre le sida) joue un rôle déterminant en aidant à accélérer la conception et le processus d’essai pour un médicament : le Norvir. "Il était brillant", explique Larry Kramer.

Mais même si les médicaments commencent à être efficaces, le mouvement en lui-même (le principe fondateur de la vie de Spencer Cox) se fragmente et finalement s’effondre. Le marché de l’immobilier toujours croissant rend la vie newyorkaise inabordable pour les militants qui se démènent dans la lutte contre le sida. Les clubs et les bars où Spencer Cox et ses camarades d’Act Up passaient leurs nuits (le Woody’s, le Boy Bar, Mars) ont fermé leurs portes… Internet est devenu le lieu de drague de prédilection des gays. "Beaucoup de personnes se sont engagées à Act Up quand elles étaient jeunes et sont passées à côté de leur vie", avance Larry Kramer. "Spencer a abandonné ses études. Mais ces jeunes étaient attirés par le militantisme et, au moment où ils étaient sortis d’affaire, ils étaient trop vieux pour trouver du travail ailleurs, avoir des carrières".

Survivant de longue date

Spencer Cox commence à utiliser de la méthamphétamine. Il arrête ses médicaments. Par deux fois, il est hospitalisé pour une pneumonie et, finalement, il s’installe chez sa mère à Atlanta.

Psychologue clinicien à Berkeley, Walt Odets a connu spencer Cox. Il a beaucoup écrit sur les répercussions du VIH sur les "survivants" de longue date au sida. Walt Odets hésite à employer les termes "troubles post-traumatique" ou "pill fatigue" ("lassitude des médicaments") pour décrire ce qui est arrivé à certains vétérans d’Act Up, mais il est évident que l’épidémie ne s’est pas arrêtée pour eux, quand les médicaments sont arrivés. "C’était un traumatisme comparable à une expérience de guerre", explique Walt Odets. Après trois ans de rétablissement à Atlanta, Spencer Cox repart pour New York en 2012 juste avant la sortie du documentaire de David France ("How to survive a plague") qui lui redonne de l’espoir. Il se rend à l’avant première en septembre 2012 et fait plusieurs interventions publiques dans des universités et des hôpitaux. Mais certaines difficultés demeurent. Spencer Cox habite à Inwood, un quartier de Manhattan, où il est de plus en plus isolé, loin de son réseau d’amis et de ses collègues. Sa mère l’aide à payer son loyer mensuel, 1 000 dollars, mais il a toujours du mal à joindre les deux bouts. Son colocataire, Mark Leydorf, a pour compagnon quelqu’un qui habite en centre ville alors il n’est presque jamais à la maison. Spencer Cox fume trop. Ses amis craignent que sa dépression et sa détérioration physique ne s’entretiennent l’une l’autre de façon très profonde. Avec ses amis, il est de bonne humeur ; il s’autorise même de l’autodérision quant à son corps, les effets des médicaments antirétroviraux. Malgré tout cela, il n’a pas de relation depuis des années et la lipodystrophie dont il est atteint est probablement très difficile à vivre. Autre souci : il reprend sa consommation de méthamphétamine mais les personnes qui le voient pendant les derniers jours de sa vie ne s’aperçoivent de rien. Son colocataire Mark Leydorf explique ainsi "Je ne l’ai jamais vu se droguer".

Des boîtes datant de plus de six mois sont à moitié vides

Le 12 décembre, Mark Leydorf rentre à la maison après quelques jours d’absence. Il y trouve Spencer Cox assis dans le salon, seulement vêtu d’un imperméable. Il tremble. "Il a dit : Je ne me sens pas bien", se rappelle Mark Leydorf. "Il était squelettique et je lui ai dit qu’il fallait aller immédiatement à l’hôpital". Spencer Cox prépare son sac. Mark Leydorf l’accompagne à pied. Ce n’est vraiment pas loin, mais, à mi-chemin, Spencer Cox commence à être essoufflé ; il doit s’arrêter pour se reposer. Mark Leydorf appelle une ambulance qui les conduit jusqu’au Allen Hôpital. Les médecins découvrent que ses CD4 ont presque tous disparus et que sa charge virale est montée en flèche. Son amie Carly Sommerstein vient lui rendre visite le lendemain (un jeudi), puis encore le samedi. A sa deuxième visite, l’état de santé de Spencer Cox s’améliore, mais le lendemain il se détériore et Spencer Cox doit être intubé. Dans la soirée, à différentes reprises, il doit subir des réanimations cardio-pulmonaires. Le lundi, il souffre d’une insuffisance rénale… sa mort s’annonce imminente. Ses dernières heures, aucun de ses amis n’est présent. Le mardi, quand tout est fini, Carly Sommerstein et Tim Horn [un ami militant du temps d’Act Up] vérifient les flacons de traitements que Spencer Cox avait emportés avec lui à l’hôpital. Des boîtes datant de plus de six mois sont à moitié vides… laissant supposer qu’il ne les prenait plus depuis quelques temps déjà.

Remerciements à Mathieu Brancourt pour sa participation à l’édition de cet article.


Commentaires

Portrait de balwin

Voilà une bien triste nouvelle.

On peut supposer que cet homme a fait une sorte de sacrifice de lui-même, sacrifice hautement symbolique, véhiculant un message.

Acte testamentaire.

On l'imagine écoeuré par un paysage social en rupture avec "Les années sida". En effet, la rupture est telle qu'elle occulte, méconnaît "ce qui s'est passé"; il n'y a presque plus de place pour les long term survivors

Même, il n'y aurait pas de place pour quiconque est entâché par ces années dramatiques, tant en termes de pertes humaines qu'en "regain" d'exclusion.  

L'exclusion ?

Le rejet est souvent le fait de personnes finalement très concernées.

Je continue de penser que l'on n'a pas suffisamment théorisé le "Syndrome de Lazare", ce qu'implique "le deuil du deuil".

Mais, le rejet, encore : les "rescapés" ont la cinquantaine et leur âge-même les prive d'un contact avec ceux-là, de qq décades leur cadets, dont ils ont sauvé la peau par leur engagement.

Un monde qui fait as if le sida n'avait jamais existé...  

Et la peau, peut-être d'abord la peau, une question de peau, oui.

Oui, il aura voulu dire qc et... il y a laissé sa peau.

On ne peut pas toujours dire que ça serait une affaire de nostalgie d'un temps où les mecs ne s'excluaient pas ni dire encore que c'était du pharisaïsme ou une quelconque réponse à un idéal communautaire de la bof génération.

Il y a qc de tragique à se réveiller sur un corps lipodystrophié et une société qui ne l'est pas moins, se rendre compte que le temps a passé et que l'on a lutté presque en vain.

Le danseur de Holleran savait encore danser...

Laudator temporis acti ?    

Je ne le crois pas. J'aurais tendance à croire qu'il a souffert et qu'il a été écoeuré, une fois que les engagements de groupe se sont comme "éclatés", rapiécés en une nouvelle subculture qui fait table rase d'un passé dont il émerge.

Quoique... Cette rupture est telle que le "maintenant" semble auto-engendré.  

Enfin, je suis presque certain qu'il y a une morale de l'histoire - ou est-ce cela "L'Histoire tout court" ?

On a l'impression qu'il a voulu dire le danger, ancestral, de ne pas tirer d'enseignement des événements passés, lesquels n'étaient jamais que des résurgences du passé - si l'on songe à l'exclusion.

Je crois, et redoute, que beaucoup souffrent de ce mal qui rongeait ce bel homme.

C'est peut-être moins le sida qui tue, à l'heure actuelle et sous nos tropiques, que l'indifférence, le manque de reconnaissance, l'oubli et le déni, la dépression sévère que cachent l'opulence et l'obésité de la consommation effrénée, sorte de liberé sous haute surveillance.  

La  lutte n'a pas débouché sur la liberté escomptée mais sur un reflet de liberté - on sait que ce qui est légiféré perd souvent de la puissance de la clandestinité révoltée.

Oui, c'est funeste qu'un combattant des premières heures se sacrifie ainsi ; si funeste et, finalement, si triste qu'il nous faut réfléchir au message que cet acte suppose.

Cet homme n'est pas Christ : il ne va pas ressusciter.

A nous de nous faire interprétants et de nous révolter, de comprendre qu'il a voulu dire quelque chose. 

Et n'a-t-il pas dit le monde délité, ne nous a-t-il pas dit nous ?