L'hétérosexualité en questions

Publié par lericou06 le 07.04.2014
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L'hétérosexualité, confondue avec l'hétéronorme n'est plus une évidence en France. Sous la pression des féminismes ( qui luttent sous des manières multiples contre la domination masculine, y compris avec parfois des nouvelles formes d'essentialisme et de maternalisme ) et des luttes LGBT, les gens qui se définissaient " normaux " et " normales " ( en distinction avec les gais, les bi et les lesbiennes ) devenu-e-s " hétéros " avec le sida dans les années 90, ont découvert la confusion entre hétérosexualité et hétéronormativité.Précisons : l'hétéronorme peut être défini comme le catalogue ( le programme interne, le logiciel ) de l'hétérosexualité. L'hétérosexualité et l'hétéronorme ouvrent un paradigme, une manière de voir, de sentir, de désirer, de " baiser ", de faire l'amour, de dire, d'érotiser, d'observer, de penser... qui, bien sûr, et n'en déplaise aux moralistes, ne se limite pas à des injonctions positives et exclusives. L'hétéronorme nous dit ce qui est normal, propre, donc aussi en creux, ce qui est anormal, pervers, sale, transgressif, pathologique. L'hétéronorme présentée comme naturelle définit ce qu'est un corps genré d'homme, forcément viril et pénétrant, centré autour d'un axe tête ( pour fantasmer ) et queue ( pour pénétrer ) avec une cravate qui donne le sens. Et un corps genré de femme, forcément passive et pénétrée, dépendante du corps de l'homme qui se proclame premier.

Comme en témoignent les exemples donnés et décrits dans mon ouvrage Propos sur le sexe(Payot) les catégories par lesquelles sont pensées et décrites l'hétérosexualité ne sont en rien naturelles et inscrites dans une quelconque biologie de l'espèce. D'une part, elle sont récentes, produites par une médecine qui, comme l'explique Michel Foucault s'érige comme instance de savoir/pouvoir au XIXe siècle. Mais surtout elles montrent aujourd'hui des plasticités et des porosités importantes :

    • que penser et dire de ces hommes déclarés "hétéros" qui, à l'abri du regard des femmes ont des rapports sexuels entre eux dans les cinémas pornos du Brésil ou les sex-shops de France ; parfois même devant des films porno hétéros ?

    • que penser et dire de ces demandes aux hommes prostitués travestis en femmes à qui des clients qui se présentent comme "ordinaires" et "normaux" demandent d'être pénétrés par la femme au pénis.

  • que penser et dire des ces micro-catégories socio-identitaires sexuelles que l'on trouve sur les chats de drague hétéros sur le net : hommes en bas, couple soumis, H dominant, hbi actif, F dominante, cpl candauliste, ... ? N'assiste t'on pas à une "queerisation" de l'hétérosexualité ?

Enfin, dernier exemple : en revisitant mes travaux sur l'échangisme, en les comparant avec la situation actuelle, nous voyons une pratique qui était fortement marquée par la domination masculine, où les hommes échangeaient les femmes (à capital esthétique similaire) se démocratiser, s'ouvrir aux jeunes générations, se diffuser dans l'ensemble du territoire national. À l'instar du commerce gai, en en copiant les formes, parfois même en important son lexique (le "tourisme libertin" pour évoquer le cap d'Agde Naturiste), nous assistons à la mue de l'échangisme qui devient libertinage. On échange plus : on se regroupe entre hommes, femmes et trans sur le net en groupe pour aller dans un sauna libertin. Non seulement, ces "nouveaux" libertins et libertines se revendiquent de plus en plus du libertinage historique, là où avant 1789, les philosophes étaient appelés libertins, mais nous les voyons se mobiliser dans les marches des fiertés LGBT, contre la manif pour tous et pour le mariage homo. Le libertinage sera peut-être une nouvelle catégorie accolée à l'arc LGBTI.

Mais la déconstruction de la dernière catégorie de sexualité, l'hétérosexualité, ne s'arrête pas là. Elle concerne la sexualité elle-même ; sa désacralisation, sa transformation en territoire récréatif, tarifé ou non. C'est ainsi que pendant plus de 3 années, nous avons discuté avec Albertine, escorte de luxe sur la côte d'Azur. L'intérêt est double. D'une part quitter le misérabilisme des "entrepreneur-e-s de morale" qui essaient de réduire la prostitution aux femmes les plus exploitées sur le trottoir, tout en leur refusant une légitimité de paroles. D'autre part, montrer le travail concret d'une prostituée : préparation, recrutement des clients, rôle du net et des agences internationales dans le travail du sexe de luxe... Notre travail décrit aussi la "technologie sexuelle" utilisée par Albertine. Peu de sociologues ont répondu à l'appel de l'anthropologue Marcel Mauss, qui, dès 1935 milita pour une anthropologie des positions sexuelles c'est-à-dire "les façons dont les hommes, société par société, d'une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps".

Mais le plus surprenant de ce travail en commun entre une Putain et un Sociologue publié à la Musardine (Paris) est ailleurs. C'est le parallèle entre les prestations pensées et réfléchies par Albertine et le contenu concret des "belles rencontres" recherchées de manière non tarifées par les hommes, les femmes et les trans sur le net. On se rend compte alors que la sexualité est dénaturalisée, dissociée de la reproduction et qu'elle quitte massivement les allées du couple "à la vie, à la mort" ; et ceci à grande échelle.
Les questions sur les normativités hétérosexuelles s'étendent maintenant à la structure du couple elle-même, au deux et à son dépassement en actes dans la sexualité et dans la vie sociale, dans l'imaginaire et le fantasme. 
En cela les positionnements des personnes qui se définissent comme hétérosexuel-le-s non normatifs enrichissent l'ensemble des interrogations actuelles, y compris celles des communautés LGBT.