Accès aux droits : Le 93 fait son forum !

Publié par Denis Mechali le 03.11.2014
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Initiativeaccès aux droits

Médecin spécialiste du VIH, chroniqueur régulier pour Seronet, Denis Mechali a participé au Forum sur l’accès aux droits en Seine-Saint-Denis, les 10 et 11 octobre dernier, un forum organisé par la sénatrice écologiste Aline Archimbaud sur l’accès aux droits des personnes les plus précaires. Retour sur cet événement.

La sénatrice du 93, Aline Archimbaud, (Europe Ecologie Les Verts), a rédigé, à partir de la rencontre de très nombreux professionnels et bénévoles, (parmi lesquels le collectif PASS), un rapport officiel, dont le but était de faire des propositions concrètes pour diminuer les inégalités de santé, les non accès ou non recours aux droits, notamment en matière de santé, mais aussi à d’autres droits, au logement, à l’éducation, etc. Ce rapport se voulait pragmatique, tout en étant très ambitieux, puisqu’il parlait, dès la page de garde, d’un "choc de simplification" et encore plus ambitieux (ou utopique ?), d’un "choc de solidarité".

La sénatrice comptait utiliser son mandat politique pour obtenir des mises en œuvre "substantielles" des "40 propositions" concrètes de ce rapport, auprès du gouvernement de la période (Premier ministre Jean-Marc Ayrault et Marisol Touraine, ministre de la Santé). Les retombées concrètes ayant été finalement limitées, la sénatrice n’a pas voulu en rester là, n’a pas voulu s’avouer battue !

Un lobby vertueux

Son projet était de réunir un nouveau forum, pour retravailler ces questions, en se concentrant sur la situation et les réalisations dans le département emblématique du 93, dans un premier temps au moins, et, à l’issue du forum, constituer un groupe ou un réseau, qui puisse :
- Faire remonter de nombreux exemples concrets de mises en œuvre efficaces, solidaires, réduisant les inégalités
- Se constituer en lobby vertueux, en force de pression pour accentuer ces objectifs de réduction vraie des inégalités d’accès aux droits, via des modalités réalistes et modernes, de type démocratie sanitaire, d’écoute et implication directe des citoyens les plus modestes et vulnérables.

Et, pour rendre possible cette écoute, développer la place un peu centrale, là où se prennent les décisions et se font les mises en action, utiliser des représentants, des associations locales. Tenir compte du lien de ces représentants de terrain, personnes directement concernées, avec des associations plus puissantes ou reconnues, acceptant de jouer le rôle de liens médiateurs (par exemple : ATD Quart Monde, Médecins du Monde, ou l’APF, l’Association des paralysés de France, etc.).

Le piège de rouler pour son propre compte

Mais, dans ces cas, en espérant, ou en surveillant, le soutien vrai, qui ne signifie pas récupération pour d’autres objectifs, affadissement ou trahison. La vigilance reposant sur ce constat : tout représentant, toute association qui se pérennise ou grandit, à tendance à s’institutionnaliser, à rouler pour son propre compte, individuel ou de vie interne, et donc à trahir les objectifs généreux de départ. Complexité supplémentaire ! Dont on a, au fil du temps, divers exemples et illustrations… Tout en soulignant (aussi !) la complexité de ses signifiants, le mot médiateur ; médiations a été un des mots clefs de ces deux jours ! La richesse des savoirs entrelacés : savoirs profanes, savoirs experts. Cette richesse a été également illustrée de multiples côtés et par de multiples exemples concrets.

Un site : accesauxdroits.fr

Une bonne organisation, et des soutiens logistiques comme ceux de l’Université Paris 13, Saint-Denis, ont permis de réunir près de 400 personnes vendredi soir et samedi toute la journée. La modalité a été celle d’échanges collectifs à l’arrivée le vendredi, puis de 7 ateliers simultanés, suivi d’un buffet. Rendu collectif le samedi matin tôt, (dans le hall, autour du café et des croissants), puis 7 autres ateliers simultanés, avant un autre buffet, propice aux bavardages et échanges. Enfin le samedi après-midi, rendu de ces ateliers, et discussion collective, en table ronde avec deux invités supplémentaires, élus ou anciens élus : Patrick Braouezec et Dominique Voynet. Evidemment, les rendus d’ateliers, assez courts, ne donnent qu’un reflet de la richesse des témoignages et des échanges internes, et ma propre écoute a été intense dans les deux ateliers auxquels j’ai participé, et très superficielle pour ces rendus des autres ateliers ! Malgré tout, la fin de la journée, la présentation d’un nouveau site ouvert le jour même : accesauxdroits.fr confirme la volonté affichée du groupe de faire avancer quelques points.

Deux ateliers pour exemples

J’ai participé à l’atelier "Droit à la santé", dont j’ai retenu ceci. Deux expériences concrètes ont été présentées ; celle du quartier "Francs Moisins" à Saint-Denis, où l’alchimie entre un médecin généraliste du quartier depuis près de 30 ans, Didier Ménard, et l’implication de femmes médiatrices, au contact des personnes vulnérables, et elles-mêmes formées au contact de divers professionnels sanitaires et sociaux a produit en 22 ans, des résultats impressionnants en terme d’efficacité. Cette expérience est toujours en cours, corrigeant, en particulier, le sentiment d’humiliation et de marginalisation des habitants et habitantes, avec les limites liées à l’ampleur des problèmes, les inégalités et  exclusions multiples, le chômage massif, vécus par les personnes concernées.

Une autre expérience concrète de lien entre professionnels et une caisse d’assurance maladie a montré la possibilité de liens techniques, tout en restant humains, inter individuels, dans le Gard. L’expérience portée par Philippe Warin et l‘Odenore (Observatoire du non recours aux droits) montrait tout à la fois un c’est possible, mais aussi la nécessité de contextualiser, y compris géographiquement ! Le responsable de la caisse d’assurance-maladie du Gard, confronté à des commentaires sur l’inhumanité, l’accueil dissuasif observé dans le 93, a souligné que sa réaction n’était pas corporatiste même s’il faisait remarquer que des besoins monstrueux, en expansion constante, comme ceux en Seine-Saint-Denis, transformaient en boucs émissaires des agents faisant ce qu’ils pouvaient, mais incapables de répondre sans dysfonctionner à une demande trop forte. Les besoins, dans le Gard, semblent rester à taille humaine, ce qui permet des mises en œuvre expérimentales ou innovantes de façon plus clairement possibles et efficaces.

Du risque de la pensée binaire

Politiser de façon trop directe, et tout faire peser sur les lobbys financiers et notre société capitaliste scandaleusement axée sur le profit, ne donne pas non plus une réponse complète crédible. Transformer les agents de l’état en boucs émissaires d’une situation qui les dépasse déclenche un autre cercle vicieux négatif. Cela a fait écho pour moi à des problématiques identiques dans d’autres lieux, comme ces services pour personnes âgées, ou des aides-soignantes sont à la fois maltraitantes et maltraitées, si on les laisse en charge d’un nombre excessif et déraisonnable de personnes dépendantes. L’atelier du forum amènera aux mêmes réflexions aussi pour des assistantes sociales hospitalières, confrontées à des situations très lourdes, mais parfois dépourvues des outils adéquats (mais ni de la motivation, ni de la compétence) pour y répondre. La pensée binaire est tout à la fois tentante, pour répondre à des situations complexes, et orienter la lutte à mener, et négative dans la durée, car les contradictions et les effets pervers apparaissent inévitablement, divisent et affaiblissent. C’est ma conclusion personnelle ! L’atelier n’a eu ni le temps, ni sans doute l’envie, d’aller jusque-là, et s’est contentée d’offrir les témoignages contrastés et les échanges parfois vifs et passionnés !

"Nous sommes maltraitants au quotidien"

Un chef de service des urgences de Bichat "s’exprimant plus en soignant que dans sa fonction actuelle d’urgentiste", a illustré le fait que les hôpitaux, mais aussi d’autres systèmes de soin, s’étaient développés avec des logiques si complexes que ces institutions, et ces acteurs, (lui-même inclus), étaient inévitablement loin des besoins de tout un chacun (sauf les privilégiés et débrouillards) et étaient devenues globalement maltraitantes. "Nous sommes maltraitants au quotidien", a-t-il dit avec conviction ! On a vu ensuite le clivage entre des pragmatiques, proposant des actions pour limiter les choses, mais en prenant acte des évolutions lourdes des 30 dernières années, et des militants investis, rappelant les valeurs d’accueil et de générosité posées au sortir de la guerre de 39/45, avec des mises en œuvre par l’Etat jusqu’aux années 1970. Contester la dérive ultra libérale, favorisant la finance et la rentabilité, ou faire avec n’est pas un débat purement théorique, loin de là !

Une fois le constat fait, que fait-on ? !

Réponses diverses, même si on peut les regrouper en deux grands groupes, ce que je fais ici :
- Les pragmatiques peuvent montrer les marges de manœuvre, constatées à partir de mises en œuvre observables,  éviter le côté décourageant d’exigences répétées mais restant incantatoires, et enfin l’appel à une solidarité qui ne condamne pas les politiques, globalement accusés d’être complices de politiques inacceptables.  
- Les pragmatiques trop compréhensifs ou accommodants, à l’inverse, révulsent les militants convaincus, dont les actions, souvent efficaces, se conjuguent avec un sentiment de révolte, et la volonté farouche de combattre une réalité actuelle, dénoncée comme une dérive. C’était mieux il y a 30 ans, pourquoi ne pas y revenir ? pourrait être une façon de le résumer.

Ce débat, non tranché, court au long des deux journées, et jusqu’à la conclusion. Par exemple, Dominique Voynet, "en retrait de la politique active" en ce moment, insistera sur la responsabilité collective de "voter des lois généreuses, sans être certain de la possible mise en application", et de mettre les élus de terrain devant des choses infaisables et les citoyens en colère ou en révolte, puisque ce qui est annoncé n’est pas fait. Mais c’était infaisable au départ, faute d’avoir été posé de façon plus modeste ou réaliste. Elle dit, que, droite et gauche réunies, les élus de la République n’ont sans doute pas assez évité cet écueil depuis 30 ans...

Une accessibilité universelle, qui se fait attendre

La complexité, ou l’intolérable, le presque impensable,  de devoir arbitrer entre des éléments techniques et financiers, et de la souffrance humaine a été illustrée, au sein de l’atelier du samedi que j’animais, dénommé "Participer" par le témoignage de la personne de l’APF (Association des paralysés de France), elle-même personne handicapée en fauteuil roulant. Une loi prévoyant, en 2005, une accessibilité universelle, avant 2017, a été votée. En 2013, le gouvernement (de gauche), constatant freins et retards multiples fait machine arrière. Les associations sont scandalisées, et la personne concernée dira : "On devrait bander les yeux, ou faire circuler en fauteuil dans la ville, quelques jours, ces élus qui se comportent ainsi, ils comprendraient différemment les choses".

"Savoir aller des plus exclus à l’ensemble des citoyens"

ATD Quart Monde, via le témoignage d’une habitante de terrain, en binôme avec une sachante, militante de longue date, a pu amener un double témoignage impressionnant. Le temps nécessaire pour étayer des personnes vulnérables, leur redonner confiance en elles, dépasser le sentiment intime d’indignité, pour ensuite acquérir les mots et les concepts qui permettent de témoigner pour soi, s’autoriser à le faire, puis de se décentrer un peu pour témoigner pour d’autres. Mais, au fil du temps, cette méthode dégage des priorités, parfois insolites (de l’extérieur) comme les moyens d’un enterrement digne pour les plus pauvres, ou des actions très concrètes et mises en œuvre, comme une mutuelle de santé, aux prestations répondant vraiment aux besoins essentiels des personnes vulnérables, et à cout accessible ou aidé….  "Savoir aller des plus exclus à l’ensemble des citoyens" ; "Ma militance m’enrichit" ; "La démocratie ? Ah oui, c’est une idée, on devrait essayer un jour, pour voir !", phrase que je prenais pour une "blague", mais que le très sérieux président de la Ligue des droits de l’homme, présent dans la salle, m’a dit être de Ghandi ! On a entendu des petites pépites de jolies phrases ou citations ! Il y aura aussi le témoignage d’un représentant associatif lui-même handicapé psychique, qui illustrera deux choses vraies, mais dont la conciliation semble impossible, sauf à passer par des visions dialogiques, non binaires : Les personnes handicapées psychiques ont des choses pertinentes, sensées à dire concernant leur propre soin, leurs vrais besoins, mais souvent les institutions et professionnels disqualifient leur parole, et – au mieux – soutiennent la parole de "représentants acceptables" – comme les familles et aidants.

Faire son propre cheminement

Mais, en même temps, la grande difficulté de porter sa propre souffrance, de faire son propre cheminement, et de se décentrer un peu, se décaler, pour être représentant, donc témoigner de besoins et souffrances plus larges, du groupe concerné, a été posée. Elle était d’ailleurs illustrée par la souffrance personnelle un peu débordante de ce représentant associatif lui-même. La contradiction, aussi, entre le temps demandé à ces représentants associatifs, l’expertise qu’il faut acquérir et accentuer en permanence, et la non rétribution, même limitée aux remboursements des frais engagés ou des manques à gagner a également été posée. La possibilité de faire des choses profondément utiles et concrètes, en lien, a été illustrée par le témoignage d’une association nommée "Rom civic". L’objet, dans Paris intramuros, est de réunir des jeunes volontaires, dans le cadre de leur service civique, quelques formateurs, et des personnes vivant en bidonvilles, habitat ultra précaire, souvent Roms, mais pas que…  Une jeune fille Rom témoignait de l’efficacité du faire avec pour un retour à la scolarisation des enfants, l’avancée de projets de logement un peu sédentarisés, d’accès à un emploi pour elle. Les limites de réalité, aussi et tout autant, en disant que les politiques d’expulsion venaient – parfois - casser des projets en cours de mise en œuvre, déscolariser de nouveau des enfants, qui se construisaient ou reconstruisaient par le projet partenarial.

La beauté, l’art, la vie

Néanmoins ce projet semble être un support efficace pour donner envie à des jeunes toujours plus nombreux de s’investir dans le service civique, ce qui est évidemment encourageant et réussite en soi !

La possibilité et l’importance extrême de la beauté, de l’Art, de la Vie, même en situation de très grande fragilité, vue de l’extérieur, y compris parfois de famille aimantes ont été illustrées par le témoignage d’un artiste plasticien, François Arnold, racontant brièvement un travail de plusieurs années dans un hôpital pour personnes âgées, au fin fond de l’Essonne, et ou l’écoute vraie, la mobilisation des affects des personnes, de souvenirs anciens et heureux, amoureux ou autres, amenaient des personnes atteintes de maladie d’Alzheimer parfois très évoluées, à produire de la beauté, de façon indiscutable, ou en tout cas reconnue par la publication d’un livre "Les couleurs de l’oubli", dont le succès a amené à une réédition récente.

Contraste encore !

Choc de simplification", "choc de solidarité" ? Ces ambitions réitérées de la sénatrice Aline Archimbaud vont-elle avancer davantage, ou rester un rapport de plus, oublié ensuite dans un tiroir ? Ma réponse personnelle est évidemment contenue dans la façon subjective, délibérément partielle et partiale,  de ce petit compte rendu !  = "Les deux, mon capitaine" ! Un foisonnement d’initiatives concrètes montrent que la démocratie sanitaire, la place du citoyen (par ailleurs usager de soin, ou personne malade, ou personne vulnérable) que cette participation en lien avec divers sachants, ou responsables institutionnels, ou attributeurs de soutiens financiers, etc. que cela est tout à fait possible ! C’est même en cours, via de très multiples initiatives. La complexité des choses, et le fait que les personnes vulnérables n’ont pas, au départ, les mots français ou les codes nécessaires, ont donc fait souligner, également, tout au long des deux jours, la nécessité, même en période de crise financière, de disposer d’interprètes et de médiateurs. Bataille essentielle à mener, prioritaire par rapport à d’autres besoins plus classiques. Il a été martelé que ces métiers nouveaux n’étaient pas du luxe, inaccessible en période de crise et récession budgétaire, mais des éléments clefs de reconstitution d’un lien social fragilisé, voire rompu, ici et là, par la collusion des fragilités et des égoïsmes corporatistes…

Retisser un peu de fraternité, un peu de solidarité, un peu de lien social, dans une société marquée par les égoïsmes et les peurs, diverses : Pas du luxe, mais ambition forte…    Ambition ou utopie ? L’avenir le dira… à  Edgar Morin.