Des vies… à guichets fermés !

Publié par jfl-seronet le 22.04.2019
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Droit et socialmalades étrangers

En mars 2016, la Cimade frappait un grand coup avec la publication de son rapport « À guichets fermés ». D’une formule, le titre du rapport pointait la mise à distance des personnes étrangères des guichets des préfectures, depuis le passage aux rendez-vous pris sur Internet. Des expériences de terrain indiquent que le problème lié à la dématérialisation se pose encore, davantage même.

En mars 2016, la Cimade frappait donc un grand coup avec la publication de son rapport « À guichets fermés » (1) consacré aux effets de la dématérialisation sur la prise de rendez-vous pour les titres de séjour. Pour les personnes étrangères, qu’elles soient malades ou pas, l’accès à la procédure de demande de titre de séjour est essentielle. Ce droit conditionne, en effet, quasiment tous les autres. Pas de titre… quasiment pas de droits (droits sociaux, allocations familiales, etc.). Et à la clef, une précarité administrative, sociale et économique du fait de la non-délivrance ou de l’absence de renouvellement du titre de séjour, voire l’expulsion du territoire. « Les personnes étrangères ont (….) l’obligation légale de déposer une demande de titre de séjour en préfecture et de renouveler leur titre périodiquement pour pouvoir circuler sur le territoire », rappelait la Cimade, dans ce document de référence.

Avoir un rendez-vous en préfecture n’a jamais été simple, malgré le principe d’égalité devant le service public. Pour les personnes étrangères, cela relève désormais du parcours du combattant. Les choix actuels (la dématérialisation, tout particulièrement) aboutissent à multiplier les obstacles. Depuis 2012, les préfectures demandent aux personnes étrangères de prendre rendez-vous par Internet pour accomplir leurs démarches administratives que cela concerne une demande de titre de séjour ou un renouvellement. Sur le papier, cela peut sembler plus simple et mieux. Dans les faits, ce n’est pas le cas, comme le révélait alors la Cimade.

En 2016, on constatait déjà que plusieurs paramètres jouaient en défaveur de cette dématérialisation : de nombreuses personnes n’étaient pas équipées d’un ordinateur ou n’avaient pas accès à Internet (2), d’autres ne maîtrisaient pas suffisamment le français pour se débrouiller sur les sites officiels, d’autres personnes encore n’avaient pas d’adresse mail et ne savaient pas en créer une, d’autres ne disposaient pas d’imprimante pour imprimer leur convocation comme cela leur était demandé, etc. La Cimade pointait aussi des bugs qui compliquaient voire empêchaient les démarches : des sites de préfecture proposaient des rendez-vous les jours fériés ; des sites ne proposaient tout bonnement aucune plage horaire. À la préfecture de la Somme (Amiens), seules les personnes déjà titulaires d’un visa long séjour valant titre de séjour obtenaient des rendez-vous. En Haute-Garonne (Toulouse), les postulants-es à la naturalisation qui résidaient dans le département ne pouvaient pas s’inscrire. Et comme si cela ne suffisait pas, la dématérialisation avait aussi pour effet d’allonger les délais avant l’obtention d’un rendez-vous.

Dans son rapport, la Cimade pointait, de façon objective, qu’une partie des personnes étrangères ne parvenait quasiment jamais à décrocher un rendez-vous de dépôt de dossier dans de nombreuses préfectures, alors que c’est l’unique mode d’accès ; de nombreuses préfectures refusant le dépôt de dossier par courrier. Le rapport de 2016 faisait, en conclusion, un certain nombre de recommandations relatives à l’information sur les motifs et la procédure de demande de titre de séjour, la prise de rendez-vous et l’accès aux guichets, l’enregistrement et l’instruction du dossier, etc. On pouvait escompter que cet état des lieux permettrait une amélioration des pratiques. Cela ne semble, hélas, pas le cas.

Récemment, David, militant à AIDES Montpellier, accueille pour un entretien une femme de nationalité chilienne arrivée en France il y a sept ans. Elle y a découvert sa séropositivité pour le VIH et bénéficie depuis d’un titre de séjour pour soins. La validité de son titre de séjour pluriannuel prenant fin le 25 mai de cette année, elle a tenté depuis deux mois de prendre rendez-vous à la préfecture de l’Hérault de manière à renouveler son titre de séjour. Mais cela s’avère impossible : le guichet est dématérialisé et les demandes ne peuvent se faire que par ce moyen, or le site ne propose aucun rendez-vous disponible. « Actuellement, les usagers-ères étrangers-ères rencontrent d’importantes difficultés pour obtenir un rendez-vous avant la fin de validité de leur titre de séjour, constate David. Une partie de ces difficultés vient du fait qu’un nombre conséquent de ces rendez-vous sont préemptés dès leur mise en ligne par des individus qui agissent depuis des cybercafés ou sur Internet dans l’objectif de les revendre à des personnes qui ne trouvent pas de rendez-vous. Ce trafic réduit ainsi les plages disponibles et amène de plus en plus de personnes à « acheter ces rendez-vous » auprès d’individus peu scrupuleux pour accomplir leurs démarches dans des délais raisonnables ». Ce problème est tel que la préfecture de l’Hérault s’est fendue d’une information officielle : « Prise de rdv sur le site internet des services de l'État : ne payez pas ce qui est gratuit ! »

« À Toulouse, nous sommes confrontés aux mêmes difficultés pour les prises de rendez-vous depuis le passage à la dématérialisation, note Bruno, militant en Haute-Garonne. Et ça va de mal en pis au fur et à mesure des années. La préfecture procède, par l'annonce sur son site, des dates d'ouverture des nouveaux créneaux et il faut s'y prendre vite sinon plus rien ». Si Bruno n’a pas connaissance d’un éventuel trafic de revente de créneaux de rendez-vous préfectoraux, il n’en demeure pas moins que le système actuel vaut à la préfecture de nombreuses critiques. « La préfecture, face aux nombreuses plaintes des personnes, a fini par communiquer sur le fait qu'une carte de séjour expirée restait encore valable trois mois après son expiration et qu'il n' y avait pas d'énormes craintes à avoir quand la date d'expiration de la carte arrivait et qu'une demande de renouvellement n'avait pu être déposée faute de place pour un rendez-vous », explique Bruno. « Il reste, qu’aucun document officiel (texte de loi, décret, circulaire…) n’est remis aux personnes afin qu’elles le fassent valoir auprès des administrations (Caf, Pôle emploi, etc.) ou de leurs employeurs. De surcroît, après vérification, cette disposition (article 311 – 4 du Ceseda) ne concerne que les cartes de résident et les cartes pluriannuelles ; les titulaires de cartes d’un an ne peuvent pas s’en prévaloir alors qu’ils-elles sont les plus nombreux-ses à faire des demandes de renouvellement », précise Bruno.

Mêmes difficultés pour obtenir un rendez-vous à Strasbourg, indique Gaël, militant dans le Bas-Rhin. « À Strasbourg, le problème du peu ou du pas de rendez-vous pour un dépôt de dossier ou une demande de renouvellement est le même. Un agent de la préfecture (sur place) donne quelques rendez-vous qualifiés d’« urgents » si l'on insiste pour cause de risque de rupture de droits ou autres… Cela se fait dans la file d'attente de la préfecture. C'est complètement informel, mais j'en ai bénéficié quelques fois pour des personnes que nous avons accompagnées. Sinon, il nous arrive aussi de solliciter des avocats-es spécialisés-es dans le droit des étrangers pour qu'ils-elles interpellent la préfecture sur l'impossibilité de prendre un rendez-vous sur Internet… Avec un dossier d'aide juridictionnelle, ce n’est pas compliqué à faire et les personnes sans ressources n'ont rien à payer. Je joins les « 12 000 copies écran » avec la mention RDV impossible pour appuyer la demande. Parfois, ça marche mais pas toujours. C’est contesté par la préfecture qui oppose aux avocats-es qui utilisent cet argument que rien ne prouve que ces rendez-vous impossibles ont été sollicités par la personne en question. C’est une entrave de plus et accessoirement une forme de mépris à l’encontre des avocats-es. Sinon, je fais jouer notre réseau d’assistantes sociales des hôpitaux, des partenaires, des personnes de la communauté pour réagir le plus vite possible lorsque le site ouvre les rendez-vous. Chez nous, c’est souvent le dimanche à minuit ou le lundi matin. À cela s’ajoutent les demandes abusives de pièces administratives, de préférence celles qui sont compliquées à fournir et les informations contradictoires données par les fonctionnaires aux guichets en terme de démarche, de pièces à fournir… », explique Gaël.

« Nous n’avons pas ces difficultés pour les prises de rendez-vous, explique Frankie, militant de l’association à Rouen. Je conseille aux personnes de bien prendre rendez-vous dès qu'on arrive deux mois jour pour jour avant la fin de la validité du titre et nous réussissons à obtenir un rendez-vous rapidement ». S’il n’y a pas de problèmes à la préfecture de Seine-Maritime, ce n’est pas le cas à celle de l’Isère.

« À Grenoble, c'est très compliqué d'avoir des rendez-vous pour déposer une demande de renouvellement de titre de séjour pour soins, il faut s'y coller dimanche à minuit et ça ne marche pas toujours ! », indique Jana. « Grâce à notre rencontre à la préfecture avec une délégation du Corevih Arc-Alpin fin 2018, nous avons un contact privilégié avec la cheffe du bureau accueil au séjour. Cela a marché pour certaines situations de voir directement avec elle, mais j'attends toujours une réponse pour une dernière sollicitation… Je pense que c'est notre rôle de demander une rencontre avec les interlocuteurs-trices compétents-es de la préfecture pour faire part de nos difficultés et faire avancer les choses au niveau collectif, et ne pas se limiter au cas par cas ».

D’autres retours du réseau AIDES ou de partenaires associatifs confirment la difficulté à obtenir des rendez-vous en ligne à la suite de la dématérialisation, note Matthias Thibeaud, chargé de mission Observatoires (plaidoyer, AIDES). « Il y  a plusieurs manières d'y répondre. Au niveau individuel, il y a la possibilité d'engager des recours juridiques (avec l'aide d'un-e avocat-e) quand les droits sociaux de la personne accompagnée sont menacés (droit au travail, à la formation professionnelle, aides sociales, liberté d'aller et venir, etc.), comme l'a expliqué Gaël. A l’échelle d’un département, il y possibilité d'engager des démarches collectives avec des partenaires associatifs, ou les Corevih pour interpeller les préfectures où ces problèmes se posent et trouver ainsi des réponses structurelles, comme l’a mentionné Jana. Enfin, au niveau national, il existe la possibilité de saisir le Défenseur des droits, de manière individuelle ou collective ». L’institution est très sensibilisée à la question de la dématérialisation et à ses conséquences en matière d’inégalités d’accès aux services publics. Elle y a d’ailleurs consacré, en février dernier, un rapport critique. Du fait de la dématérialisation, la situation est telle, dans certains endroits, que la justice administrative en arrive à sanctionner l’État. Saisi en référé par une personne en cours de régularisation, qui ne parvenait pas à obtenir un rendez-vous en préfecture par le biais de la procédure dématérialisée depuis de nombreux mois, le tribunal administratif de Montreuil a sanctionné la préfecture de Seine-Saint-Denis en février 2018. Le tribunal a pris acte « à la fois du délai déraisonnable pour simplement accéder à un service public et des preuves apportées par le requérant sur le blocage total du site de la préfecture », le tribunal a condamné le préfet à accorder sous quinzaine un rendez-vous et à verser 1 000 € au requérant.

(1) : « À guichets fermés », demandes de titre de séjour : les personnes étrangères mises à distance des préfectures. La Cimade, mars 2016.
(2) : Un-e Français-e sur cinq n’avait pas accès à Internet comme l’indiquait le Rapport d’activité du Défenseur des droits en 2013.