Europe et médicaments : les politiques vont-ils avaler la pilule ?

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Un accès juste et équitable aux médicaments est primordial pour améliorer la santé en Europe. L’Alliance européenne pour une recherche et développement responsable et des médicaments abordables, qui compte notamment Médecins du Monde, AIDES et Action Santé Mondiale parmi ses membres francophones, s’est saisie de l’opportunité politique que constituent les élections européennes du 26 mai 2019 pour défendre l’accès universel aux médicaments et la transparence du marché des médicaments, à travers la diffusion de son manifeste « La santé d’abord ». Médecins du Monde, AIDES et Action Santé Mondiale sont allées le présenter à plusieurs formations politiques en lice pour les élections européennes, afin de poser les premiers jalons d’une réflexion chez les futurs-es parlementaires européens-nes sur un enjeu majeur de santé publique.

Défendre l’accès aux médicaments pour toutes les personnes malades

L’épisode est connu. Il a d’ailleurs durablement marqué les esprits et constitué l’étape clef d’une prise de conscience : l’accès aux médicaments était désormais aussi un problème pour les pays du Nord. En 2014, l’arrivée de traitements contre l’hépatite C à des prix exorbitants (41 000 € par patient-e pour une cure de trois mois) a contraint des États européens à organiser des rationnements – ces derniers, dont la France, ne pouvant prendre en charge l’ensemble des personnes infectées sans mettre en péril leurs finances publiques. Refusant ce renoncement au droit fondamental à la santé, des associations se sont mobilisées pour demander une baisse des prix, l’accès garanti pour toutes les personnes en ayant besoin. Le cas échéant, les associations appelaient l’État à se saisir d’outils de régulation, à l’instar de la « fixation unilatérale des prix » (1) ou de la « licence d’office » – cette dernière permettant de produire des versions génériques, moins chères, de ces médicaments. (2)

À l’échelle européenne, ces différentes mobilisations se sont rapidement coalisées au sein de l’Alliance européenne pour une recherche et développement (R&D) responsable et des médicaments abordables. En France, une partie de la société civile s’est d’abord organisée indépendamment de l’Alliance européenne avant de la rejoindre. Cinq ans plus tard, elle rassemble plus de 80 associations de professionnels-les de santé, de personnes malades, de santé publique ou de consommateurs-rices. Ce mouvement revendique l’accès à des médicaments de qualité, à des prix justes et abordables, notamment en utilisant « un recours renforcé aux flexibilités légales de la propriété intellectuelle » et en exigeant une « plus grande transparence » tant sur les coûts de R&D que sur les prix des médicaments. L’Alliance préconise également un nouveau modèle de recherche thérapeutique, ouverte et alignée sur les priorités en santé des populations, plutôt que le modèle dominant actuel des brevets qui assure des monopoles et impose des barrières à l’accès aux soins.

Élections européennes : une ouverture politique pour le manifeste

À l’approche des élections européennes, l’Alliance a voulu profiter de la campagne pour mobiliser les futurs-es parlementaires européens-nes. Elle a notamment rédigé un manifeste « La santé d’abord » dédié à l’accès aux médicaments et à un nouveau modèle de recherche et développement plus durable. Le Manifeste s’articule autour de quatre propositions concrètes, pensées à partir des compétences relevant de l’Union et des institutions européennes :

1 - Retours publics sur investissements publics
Il s’agit de garantir l’accessibilité des médicaments, dès lors que ceux-ci ont été développés à l’aide de financements et de recherches publics.  Aujourd’hui, de très nombreux médicaments sont d’abord développés dans les universités, avant d’être privatisés par des start-up parfois issues de ces mêmes universités, qui sont ensuite rachetées pour des millions voire des milliards d’euros par de grandes firmes pharmaceutiques internationales. Les prix très élevés des nouveaux traitements qui arrivent sur le marché reflètent ces opérations financières. À la fin, les citoyens-nes et contribuables payent donc deux fois le médicament : une première fois pour son développement via le financement de la recherche publique, et une seconde fois pour y accéder après que le développement a été privatisé.

2 - Un nouveau modèle de recherche et développement plus durable
La seconde proposition du Manifeste ne se contente pas d’améliorer l’existant : elle imagine un modèle complémentaire et de nouveaux moyens d’inciter à la recherche et de favoriser l’innovation. Cela passe par un modèle qui n’associe plus la recherche à des brevets comme monopoles. Il s’agit de mettre en place des bourses et prix publics par exemple, sur des domaines de recherche négligés, et de faire en sorte que les résultats de ces recherches restent publics. Il s’agit également de construire l’ensemble de la recherche de manière ouverte et transparente, afin de favoriser les synergies et collaborations entre différentes équipes.

3 : Des politiques de concurrence et de commerce loyales
Alors que l’Europe organise un marché commun construit sur les principes de concurrence (souvent réglementée), le secteur pharmaceutique est l’un des seuls et derniers à être organisé autour du maintien de monopoles et de la permanence de pratiques anticoncurrentielles. La proposition du Manifeste consiste à faciliter la production et l’accès à des médicaments génériques, et à refuser les abus et prolongations indues de brevets qui permettent des monopoles parfois injustifiés et des prix élevés.

4 : Progrès thérapeutique et sécurité des patients-es
Les nouveaux médicaments, arrivant sur les marchés à des prix qui se comptent parfois en dizaines de milliers d’euros, n’apportent pas toujours un véritable progrès thérapeutique pour les patient-e-s, et peuvent parfois, par leurs effets indésirables, créer des souffrances inutiles. Il s’agit, par cette proposition, de revendiquer et valoriser les nouveautés thérapeutiques dont l’intérêt est réel, et d’organiser ces évaluations autour d’un haut niveau d’exigence en matière de transparence et indépendance par rapport aux liens d’intérêts.

Un chantier d’avenir pour les futurs-es parlementaires européens-nes

Action Santé Mondiale, AIDES et Médecins du Monde, en tant qu’associations francophones membres de l’Alliance européenne, ont sollicité différentes listes se présentant aux élections européennes pour mettre l’accès aux médicaments au cœur de la campagne : La France insoumise, le Parti communiste français (PCF), Génération.s, Europe écologie – les Verts (EELV), Place publique – Parti socialiste, La République en marche (LREM), l’Union des démocrates et indépendants (UDI) et Les Républicains (3). Des rencontres ont pu être organisées avec des représentants-es de ces listes, à l’exception des Républicains et de La République en Marche qui n’ont pas donné suite à nos demandes.

Fin mars, la première rencontre a lieu avec l’équipe de campagne EELV, conduite par le député européen sortant Yannick Jadot. Il s’agit évidemment de parler du Manifeste et de la place que pourraient prendre ses propositions dans les programmes de la liste écologiste baptisée « Pour le climat tout doit changer». Témoigne de ces échanges le livret thématique sur la santé qui, dans un passage sur la santé face aux lobbys, demande plus de transparence, une recherche au service des citoyens-nes et la fin des abus de monopoles comme barrière à l’accès aux traitements.

La liste communiste, conduite par Ian Brossat, actuel adjoint à la maire de Paris, répond également favorablement à la proposition de rencontre. Un échange est organisé avec l’un des candidats de la liste, le Professeur Anthony Gonçalves en septième position sur la liste. Ce sujet n’est pas nouveau pour ce dernier, oncologue à Marseille, qui était co-signataire en 2016, dans Le Figaro, d’une tribune de 110 cancérologues contre le coût des traitements anticancéreux. Un domaine où la dérive tarifaire est notoire. Les échanges sur les enjeux relatifs aux prix et à l’accès ont donc été précis, et illustrés de nombreux cas sur des traitements anti-cancers. Les constats du médecin-candidat sur le manque de transparence généralisé ou la financiarisation du marché pharmaceutique, aux dépens des personnes malades et du système de santé, sont similaires à ceux présentés dans le Manifeste. Cependant, la liste communiste va plus loin et demande la fin du système des monopoles sur les soins, considérant que la santé est un bien commun. Par ailleurs, la liste propose la création d’un pôle public du médicament, à l’échelle européenne, en charge de l’administration de la politique du médicament de manière publique et indépendante des liens d’intérêts.

Du côté de La France insoumise, liste conduite par Manon Aubry, c’est la candidate Anne-Sophie Pelletier (en cinquième position sur la liste), qui reçoit les trois associations. La candidate indique d’entrée ne pas être familière avec le sujet de l’accès et du prix des médicaments, et entend donc se l’approprier par cette rencontre. Le prix de certains traitements, notamment celui du sofosbuvir contre l’hépatite C (41 000 € par patient-e pour une cure de trois mois lors de la mise sur le marché en France en 2014) ou les médicaments anticancéreux dont les thérapies géniques dites CAR-T (peuvent atteindre jusqu’à 350 000 € par patient-e par an), ainsi que d’autres difficultés financières rencontrées par ailleurs, notamment dans la prise en charge de la vieillesse et de la dépendance (thématique à laquelle elle est très attachée), sont longuement évoqués. Si le programme politique de la France insoumise pour les européennes était déjà fixé au moment de cet échange, il a été proposé d’y donner des suites, tant au niveau national qu’au niveau européen.

Alors qu’Anne Sophie Pelletier se positionne sur le sujet avec une approche sur l’accès à la santé, la candidate Aurore Lalucq, en quatrième position sur la liste Place publique/Parti socialiste (conduite par Raphaël Glucksmann), adopte quant à elle une position d’économiste. Là encore, reconnaissant son manque de familiarité avec le sujet mais ayant visiblement préparé le rendez-vous, la candidate préconise des solutions concrètes et pratiques, notamment sur les conditionnalités par rapport à l’argent public investi dans la R&D, et sur un nouveau modèle incitant à la recherche et n’étant pas fondé sur les brevets et les exclusivités. La discussion a longtemps porté sur la transparence dans le domaine pharmaceutique, comparé à ce qui était pratiqué dans la finance, et comment la société civile s’organisait sur cet autre domaine.

Les jours suivants notre rencontre, les deux candidates, Anne Sophie Pelletier et Aurore Lalucq, vont reprendre une campagne, #AlerteMedicaments, lancée sur les réseaux sociaux par l’association AIDES portant sur les difficultés d’accès aux médicaments.

À deux semaines du vote, c’est l’UDI (liste conduite par Jean-Christophe Lagarde) que rencontrent Médecins du Monde, AIDES et Action Santé Mondiale. C’est le candidat Thomas Fabre (en treizième position) qui reçoit les associations, rejoint sur la fin du rendez-vous par le sénateur Olivier Henno, directeur de campagne pour le parti centriste. Si le programme de l’UDI est déjà publié, le parti n’en propose pas moins d’intégrer et de reprendre quelques propositions du Manifeste dans le programme, sur la transparence du marché des médicaments, une politique de concurrence loyale au sein du secteur pharmaceutique, ou une vision européenne plus stratégique en matière de recherche et développement.

Enfin, c’est avec Génération.s – liste conduite par Benoît Hamon – en la personne de Pierre Serne (en dixième position sur la liste), que vont se conclure les rencontres avec les listes françaises aux européennes, à quelques jours du scrutin. Les enjeux d’accès aux médicaments n’ont pas été oubliés de leur programme, même si la question n’est évoquée que de manière très générale. Nous avons pu échanger longuement sur la nécessité de renforcer l’intérêt général, celui des citoyens-nes, face aux intérêts privés et la recherche du profit, dans la conception, définition et mise en œuvre de la politique européenne de recherche et développement en santé. Génération.s souhaite renforcer les « lobbys citoyens », pour contrebalancer le poids des lobbys des grandes entreprises et se positionne en faveur d’une réorientation de la recherche et développement vers les besoins de santé des citoyens-nes.

Du Manifeste au Parlement, affaire à suivre

Ces dernières semaines, le manifeste « La santé d’abord » a fait son chemin. Des rendez-vous ont été proposés, certaines listes les ont acceptés ; de l’intérêt a été manifesté, quelques engagements ont été pris. Ces dernières semaines montrent aussi l’étendue du chemin à parcourir. On doit bien constater que la santé n’est pas souvent prise en compte (ou l’est marginalement) dans les programmes pour ce type d’élection. C’est sans doute lié au fait que la santé n’est pas à proprement parler une prérogative européenne. Même si l’Union européenne a, de fait, une « politique santé », celle-ci est très cloisonnée : la vaccination, la sécurité des médicaments, les grandes menaces sanitaires, un peu d’épidémiologie, etc.

L’un des intérêts du Manifeste est de positionner des enjeux globaux et transversaux à tous les pays membres de l’Union européenne. Il est également de faire réfléchir à des enjeux parfois éloignés des préoccupations des formations politiques et de convaincre les politiques de les prendre en compte. De ce point de vue, il est intéressant de voir que des candidats-es et/ou partis ont affiché leur volonté de reprendre à leur compte certaines mesures. À la veille du scrutin, impossible de dire si l’ensemble des formations politiques qui ont reçu des membres de l’Alliance européenne et montré leur intérêt auront des élus-es. Quoi qu’il en soit la campagne, inédite, menée par l’Alliance européenne a posé les premiers jalons d’un travail de persuasion au long cours. Elle a permis d’établir des premiers contacts, d’identifier de futurs-es alliés-es et de montrer que la défense de l’accès universel aux médicaments et la transparence du marché des médicaments n’étaient pas uniquement un sujet pour la société civile.

(1) : Depuis le 23 décembre 2016, en cas d’échec de la négociation avec le laboratoire, le Comité économique des produits de santé (CEPS) en charge de fixer les prix des médicaments, peut décider de fixer le prix de vente d’un médicament de façon unilatérale.
(2) : Conformément à l’article L613-16 du code de la propriété industrielle, l’Etat peut « faire prévaloir l’intérêt public, notamment celui de la santé publique » pour « corriger un éventuel abus des droits que confère le brevet à son titulaire ». La licence d’office permet à l’Etat de lever le brevet d’un médicament pour des raisons de santé publique. La fabrication de médicaments génériques moins chers est alors possible.
(3) : Il a été volontairement choisi de ne pas solliciter les listes d’extrême-droite, pour des raisons de valeurs.

 

L’Alliance européenne… c’est quoi ?
L’Alliance européenne pour une recherche et développement responsable et des médicaments abordables regroupe des organisations de consommateurs-rices, de patients-es, et de santé publique. On y trouve des structures comme la Campagne d’accès aux médicaments essentiels de Médecins Sans Frontières, Oxfam, Prescrire, Transparency international, AIDES, Médecins du Monde, Action Santé Mondiale, etc. Elle appelle à la création d'un système de recherche et développement orienté vers les besoins mondiaux de santé publique et qui fournisse des médicaments de qualité, universellement accessibles et à des prix abordables. En France, la mobilisation s’est faite par étape. Un inter-associatif français s’est constitué, d’abord spécifiquement sur les enjeux liés à l’hépatite C, avec Médecins du Monde, le TRT-5, le Comede, la Fédération Addiction, etc. Cet inter-associatif, rassemblant des associations de patients-es et de médecins, de cultures et d'approche différentes, était indépendant de l’Alliance européenne. C’est par la suite que certaines de ces associations ont décidé de la rejoindre.