L’affaire Bellicistivir, épisode 4

Publié par Murielle Briffault le 22.08.2016
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Culturefiction

Dans l’épisode précédent, Ranji est toujours dans un coma profond. Amandine Courtois a, quant à elle, fait de surprenantes découvertes sur Medicor et ses méthodes musclées de lobbying. Elle a fait fuiter l’information à son ancienne amie Jeanne. Mais elle est surprise par son supérieur Rémi Duparc-Dulong. La situation devient dangereuse…

Paris, ministère de la Santé

- Quelqu’un peut-il enfin m’expliquer ce qui vient de se passer ?

De retour à son bureau, le ministre de la Santé, Jean-Philippe Méribel, ne parlait pas, il vitupérait. Il ne posait pas une question, il ordonnait. Dans le bureau, s'en suivit un silence glacial que ni son directeur de cabinet, Gaspard Dantzig, ni le conseiller technique, Ludovic Chavagnac, ne réussirent a rompre. Ce fut finalement le téléphone portable du ministre qui mit fin à l’extrême tension.

- Allo !
- Monsieur le ministre, je m’appelle Jeanne et je me trouve actuellement à l’hôpital Pitié-Salpêtrière au chevet de mon ami, l’homme qui a été agressé ce matin. Son état, déjà très critique, se dégrade. Cette situation n’est due qu’à votre incompétence et celle de vos services et je ne parle pas de ce que vous ignorez encore. Mais soyez assuré que nous ne passerons pas cet événement sous silence et que l’Etat sera sommé de s’expliquer.

Le ton extrêmement ferme et résolu troubla le ministre quelques secondes avant qu’il puisse répondre.

- Croyez bien, Madame, que je condamne au plus haut point l’agression dont a été victime votre ami et que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour trouver son auteur. D’ailleurs, j’ai déjà contacté le ministre de l’Intérieur pour que ses services fassent toute la lumière sur cette histoire. En outre, mes services n’ont strictement rien à voir avec toute cette regrettable affaire. Et puis, comment avez-vous eu mon numéro ?
- Foutaises ! coupa Jeanne avant de raccrocher.

Le ministre se tourna alors vers Dantzig et Chavagnac, leur air contrit fit redoubler sa colère, mais il savait bien qu’il n’en tirerait rien. Mieux valait les voir disparaitre.

- Faites rédiger un communiqué de presse selon lequel je condamne fermement les agressions qui ont lieu ce matin et que je demande aux forces de police de faire toute la lumière cette affaire… Bon, débrouillez-vous pour trouver les mots et les formulations qu’il faut ! La stagiaire fera certainement ça très bien, ça l’occupera. Et appelez-moi Chang Machin ! Immédiatement !

Paris, commissariat de police du 7e arrondissement

- Donc, vous m’expliquez que vous avez tente de tuer un médecin parce que vous ne pouvez pas accéder a un traitement qui guérit l’hépatite C dont vous êtes atteinte ; c’est bien ça ?
- Oui.

L’agent de police qui interrogeait la femme assise en face de lui la regardait, perplexe.

Il ne comprenait pas grand-chose — en fait, il ne comprenait rien — à cette histoire de traitement trop onéreux alors que la sécurité sociale le remboursait. Qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire puisqu’elle ne paierait de toute façon rien ?

Paris, locaux de Medicor

L’entrée de Michel Boisrenault, directeur de Medicor France, mit fin aux échanges entre Rémy Duparc-Dulong, directeur du marketing, et Amandine Courtois, attachée aux relations avec les associations et les médias. Autant Michel Boisrenault transpirait la colère, autant l’homme, au costume strict et à la coupe en brosse, qui entra sur ses talons, paraissait placide.

- Joli bordel ! Il faudra un jour que vous m’expliquiez à quoi vous servez tous les deux, hurla-t-il à Rémy et Amandine. Ce n’était vraiment pas le moment de faire du zèle ! On vous a demandé d’empêcher une intervention pas de tuer un homme ! Et qui est cette folle au cutter ?! Je n’en reviens pas, on se croirait dans une mauvaise série B !
Amandine, de plus en plus stupéfaite, commençait à comprendre. Abasourdie, elle n’arrivait pas à réagir. Elle aurait pourtant eu des choses a dire : que tout ca est absolument dégueulasse, qu’elle ne peut pas cautionner de telles méthodes, qu’elle n’est pas naïve au point de ne pas savoir qu’un laboratoire pharmaceutique doit faire des bénéfices mais que, tout de même, elle imaginait que l’intérêt des malades avait aussi un peu de place dans une entreprise comme Medicor, qu’elle ne pourrait pas rester et, peut-être même que, la stupéfaction passée, elle ne pourrait pas se taire. Tout ça, elle ne put le dire, Michel Boisrenault reprit la parole.

- Appelez-moi Monceau ! Il faut qu’il répare ça tout de suite !

Julien Monceau, attaché de presse de Medicor, allait avoir la lourde charge de rétablir la crédibilité de son entreprise qui venait, a coup sur, d’être mise a mal. Bon, avec tout ça, Michel Boisrenault avait oublié l’histoire qui se jouait sur son ordinateur…

Paris, ministère de la Santé

- Bonjour monsieur Chang-Lerner, Jean-Philippe Méribel a l’appareil.
- Bonjour monsieur le ministre. Que me vaut l’honneur de votre appel ?
- Monsieur Chang-Lerner, vous n’êtes certainement pas sans savoir que le prix auquel est commercialisé le Bellicistivir chez nous fait beaucoup de bruit et de mécontents. Bien évidemment, nous sommes tout à fait conscients de l’avancée phénoménale que va permettre ce médicament dans la dynamique de l’épidémie à VHC. Nous nous en réjouissons. Cependant, les incidents de ce matin — êtes-vous informé ? — m’amènent à reconsidérer la question et à étudier avec vous l’intérêt d’un coût moins élevé. Vous le savez, dans d’autres pays européens, le traitement est bien moins onéreux. Ce qui me conduit à penser que c’est possible. Mon pays compte environ 250 000 personnes infectées par l’hépatite C dont la moitié l’ignore. La France n’est pas en capacité de supporter un tel coût au regard du nombre de personnes concernées.
- Monsieur le ministre, en aucun cas, Medicor ne peut s’immiscer dans les affaires internes d’un gouvernement. Nous avons mis au point un médicament très efficace pour guérir les malades atteints d’hépatite C. Nous avons dépensé beaucoup d’argent pour en arriver là. Aujourd’hui, nous commercialisons ce médicament en tenant compte non seulement des frais engagés, de l’intérêt du médicament, mais également de la législation en vigueur des pays concernés. Il est vrai qu’en France, c’est particulièrement compliqué, mais notre négociation avec le Comité économique des produits de santé s’est très bien passée et je dois souligner la qualité de vos experts qui ont unanimement salué le grand intérêt du Bellicistivir. J’ajoute que la France est bien chanceuse d’avoir un système de protection sociale que tous les pays lui envient.
- Je crois que vous ne m’avez pas compris, Monsieur Chang-Lerner… Je vais donc être plus explicite. Si vous ne renégociez pas le prix de ce traitement à la baisse, les médecins français ne prescriront pas le Bellicistivir ; j’en fais mon affaire. Pas de prescriptions, pas d’achats. Pas d’achats, pas de bénéfices. Est-ce plus clair ainsi ?
- Oui, tout a fait, Monsieur le ministre. Mais, voyez-vous, je n’ai pas la même perception. Les incidents de ce matin n’ont pour origine qu’une poignée d’agités ne demandant qu’à vous déstabiliser et à entacher la réputation de Medicor. En outre, les médecins français sont convaincus par le Bellicistivir. Ils ne cesseront pas de le prescrire, ne vous en déplaise. Un médicament, précieux comme celui-ci, ne peut être soumis a ce genre d’intimidation. Je vous souhaite un bon après-midi, monsieur le Ministre.

Paris, hôpital de la Pitié-Salpétrière

- Dis m’en plus, Jeanne, demanda Chandana Madhavi, la directrice de Mumbai Medicine for Humanity, ONG indienne.
- C’est difficile. Les choses ne sont pas encore très claires et demandent à être vérifiées. Mais, en gros, Medicor aurait payé un médecin réputé pour obtenir l’accord sur le prix de 57 000 euros pour trois mois de traitement par le Bellicistivir. Le médecin n’a eu qu’à convaincre les membres du Comité économique des produits de santé de l’intérêt thérapeutique du médicament et demander au cabinet de fermer les yeux. Ranji savait tout ça, je l’ai lu dans ses notes. Il s’apprêtait à le dénoncer lors de son intervention au colloque. C’est très certainement pour cela qu’il a été agressé. Mais ce qui ne colle pas, c’est que le médecin était présent ce matin et que, lui aussi, a été agressé. Je ne sais pas par qui. Je n’y comprends rien !
- De qui tiens-tu l’info ?
- Laquelle ?
- Celle selon laquelle le toubib serait de mèche avec Medicor.
- Par une salariée de Medicor. Nous avons été amies il y a quelques années…
- Source sûre ou piège ?
- Comment veux-tu que je sache ?! Je pencherais pour la source sûre. Elle semblait très troublée quand elle m’a appelée. Et puis, elle ne s’est pas étendue sur le sujet. Elle a conclu par "Fais ce que tu as à faire !"
- Ecoute Jeanne, tout cela ne me dit rien qui vaille. Le toubib et son agression, le cabinet du ministre à la solde du labo, l’ex-copine qui te prévient, Ranji au plus mal... cela fait un peu beaucoup, non ? J’ai besoin de réfléchir à tout ça et d’en parler avec mon équipe. Qu’en dit Myriam ?
- Rien. Elle est totalement muette depuis son arrivée à l’hôpital. Elle reste au chevet de Ranji. Elle lui tient la main, mais ne dit pas un mot. Elle est sous le choc.
- Ah… Et comment va Ranji ?
- Le médecin est réservé quant à son état.
- Tiens-moi au courant s’il y a du nouveau. De mon côté, je te rappelle dès que j’ai les idées plus claires. Bon courage !
- Merci. A plus tard.

Muller qui s’était fait discret, trainait dans le couloir…

Paris, locaux de Medicor

L’arrivée de Julien Monceau dans le bureau du grand patron fut rapide. Rapide au point qu’aucun des présents n’avait pu s’en extraire — et pourtant, certains l’auraient désiré au plus haut point. Julien Monceau avait passé la matinée avec une partie de la presse à lui vanter le Bellicistivir. Il avait, bien sûr, appris ce qui s’était produit, mais n’en mesurait ni l’importance, ni les conséquences. Pour lui, il s’agissait juste d’une péripétie de plus, inhérente au lancement d’un médicament qui devait faire fureur et qui coûtait cher. Il arriva donc dans le bureau du patron assez décontracté, pensant qu’on allait simplement lui demander des nouvelles de sa matinée. Décontenancé par l’atmosphère chargée d’électricité régnant dans le bureau, il comprit immédiatement que quelque chose n’allait pas.

- Monceau, vous nous faites au plus vite un communiqué de presse qui dénonce, à la fois les incidents lors de la conférence de ce matin et vante tous les mérites du Bellicistivir. Vous avez à peine une heure ; cela doit paraitre dans l’édition du "Monde" de ce soir.
- Oui, mais…
- Ecoute-moi Julien ! lança Amandine qui visiblement avait repris du poil de la bête. Tu ne vois pas que t’es en train de te faire rouler dans la farine ?! Es-tu stupide ? Tu ne vois rien des manigances, des méthodes de petites frappes et des mensonges ? Ça ne te gêne pas ? Tu vas pondre un communiqué de presse comme si de rien n’était ?! Si c’est ça, vraiment, tu es minable !
- Amandine, gardez votre sang-froid et allez passer vos nerfs ailleurs, protesta Rémy Duparc-Dulong.
- De quoi parles-tu ? interrogea Julien.
- Elle a mal vécu les incidents de ce matin, répondit Duparc- Dulong.
_ Rien à voir ! rétorqua Amandine. Ou, au contraire, tout à voir. Oui, j’ai mal vécu ces agressions ! Je croyais travailler pour une entreprise soucieuse des malades, respectueuse de la société civile et sensible à quelques valeurs. Visiblement, il n’en est rien ! Julien, étais-tu au courant ?
- Mais au courant de quoi ?
- Du contrat avec Mougenot-Pierre pour qu’il la boucle ! De la tentative pour éliminer un activiste prêt à  dénoncer les trahisons et magouilles de Medicor et du ministère de la Santé. De tout ce que fait notre entreprise pour gagner de l’argent !
- Amandine, je ne comprends rien !
- Il n’y a rien à comprendre, interrompit Boisrenault. La seule chose que vous devez faire c'est un communiqué de presse en faveur de Medicor et du Bellicistivir. Rien de plus, rien de moins.
- Excusez-moi… mais je voudrais comprendre ce qu’Amandine veut dire…
- Je vous ai répondu : il n’y a rien à comprendre, trancha Boisrenault. Faites ce que je vous ai demandé !

L’attaché de presse partit, comprenant qu’il n’en apprendrait pas plus.

Paris, ministère de la Santé

Suite au fiasco de son échange avec Chang-Lerner, Jean-Philippe Méribel demeura interdit pendant plusieurs minutes. Il sentait bien que quelque chose clochait, lui échappait, mais il ne savait quoi. Il décida de faire ce qu’il avait dit, téléphoner à son collègue du ministère de l’Intérieur.

- Il s’est passé quelque chose d’étrange, lui dit-il, sur quoi je voudrais faire toute la lumière. Et pour cela, j’ai besoin de tes services.

Déjà informé, le ministre de l’Intérieur comprit très vite.

- Oui, bien sûr. Tu auras notre rapport dès matin.

La rapidité du délai le sidéra. Décidément, les arcanes du pouvoir avaient encore beaucoup de secrets pour lui. Ceci étant réglé, le problème restait entier... Qui, comment et pourquoi ?

A suivre...