Le Quai 9, une expérimentation arrivée à bon port

Publié par Mathieu Brancourt le 05.10.2011
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Créée à Genève, la salle d’injection supervisée "Quai 9", fête ses dix ans d’existence. Sous l’impulsion du canton genevois, la structure est aujourd’hui le symbole de la réduction des risques liés à la consommation de produits. Seronet s’y est rendu, pour comprendre ce lieu de vie, proposant écoute et soutien aux personnes usagères. Zoom sur une approche, pragmatique et innovante vue de chez nous, et qui continue de faire ses preuves.
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Visible. C’est la première chose qui frappe, lorsqu’on aperçoit pour la première fois le lieu. Et cela vient vite. A peine arrivé en gare de Genève, qu’un bâtiment vert vif vous accroche le regard. Affublé d’un gros "9" sur sa façade, impossible de manquer ce bloc carré et ramassé, qui détonne dans l’architecture locale. Ce cube coloré est, depuis décembre 2001, un espace d’accueil et d’injection, dans lequel les usagers peuvent consommer leur produit à moindre risque. Au départ expérimentale, la structure est désormais pérenne. Ouvert sept jours sur sept, près de sept heures par jour, le Quai 9 est un véritable lieu de vie pour les consommateurs de produits. Mais la directrice, Martine Baudin, se veut claire face aux idées reçues sur la structure : Le Quai 9 n’est pas un lieu de prescription thérapeutique de produits, ni un lieu de "vente de drogues". D’ailleurs, tout deal entre usagers est interdit au sein de la structure.


Espace coloré et atypique
Le lieu propose une salle principale, d’accueil, mais aussi de détente. L’intérieur, bleu ciel, offre tables, fauteuils et ordinateurs, créant ainsi un cocon, un abri confortable, dans un quotidien souvent agité. Au bar [n’y sont servis que sodas, cafés ou céréales], les personnes peuvent se "pauser", engager une discussion, voire se confier. Parfois, un habitué peut s’occuper de la gestion du bar, contre une rétribution. "C’est parfois une première étape vers une reprise d’une responsabilité, d’un lien avec les autres, c’est utile !", affirme Dina*. Elle a toujours travaillé dans le social, avant le bus d’itinérant de prévention, maintenant au Quai 9. "On a beau être dans un lieu de consommation, aborder les questions de soin de soi, sur tous les sujets, est un moyen de faire germer chez les personnes un éventuel arrêt", lance t-elle. Il faut prendre en compte les individus dans leur globalité, les considérer comme des experts de leur consommation, sans jugement ni reproche. Mieux comprendre leur réalité, afin de pouvoir les soutenir, que ce soit dans une démarche de prévention des contaminations, mais aussi dans un éventuel désir de sevrage. Bref, un espace de lien social, salvateur pour des personnes souvent en marge de la société.
Dès la réouverture, après une pause de trente minutes, le lieu se remplit rapidement et plusieurs personnes attendent qu’un vigile, qui assure la sécurité du lieu, les laisse entrer. En arrivant, elles doivent se présenter, par pseudo et avec un numéro. Ici pas de critère d’admission, si ce n'est la majorité. Les usagers présentent ensuite le produit et le mode de consommation de ce dernier [inhalation, sniff ou injection, ndlr], afin d’obtenir un ticket, qui détermine l’ordre de passage dans la salle de consommation. "Dans un certain souci de la personne, on peut dire à quelqu’un de retarder sa prise, si on perçoit déjà une forte consommation ; on veille à leur état", indique Janice*, travailleuse sociale au Quai 9. Le dialogue est souvent direct et cela peut être source de tensions. "Mais on peut discuter de tout ici : soins, consommation, prévention du VIH, c’est hyper important", ajoute une autre salariée. Jean-Jacques*, la cinquantaine, se présente de lui-même. Lui ne vient ici que pour rapporter ses seringues usagées et en reprendre des propres. "Un petit café, une clope et je repars chez moi". Il préfère, en effet, être seul pour consommer. La création du Quai 9 n’a cependant pas supprimé la consommation en extérieur. Afin de réduire les nuisances pour le voisinage, des ramassages réguliers des seringues laissées par terre, sont organisés. Le "job",  est proposé à des usagers, qui, en échange d’un salaire, participent à la bonne tenue du quartier. Aux mêmes couleurs que l’extérieur du bâtiment, la salle de consommation offre un espace propre et lumineux. En présence permanente d’un salarié de la structure, les usagers peuvent, fumer, sniffer ou s’injecter au calme, de manière hygiénique et bien sûr, en toute sécurité. Les personnes ont souvent leur "rituel", leur besoin d’intimité, auxquels répond cette salle. Mais il n’est pas toujours simple de rester de marbre. "Quand on est confronté à une première consommation, même si cela peut vous faire mal au cœur, on préfère veiller à ce que la personne consomme à moindre risque, plutôt que de la juger et lui faire quitter le lieu, sans information ou prévention", reconnait Diane*, infirmière. Les usagers sont responsabilisés, que ce soit dans l’attente de leur tour, sans violence physique ou verbale, mais aussi dans la salle de consommation, avec l’obligation de laisser la place propre pour la personne suivante.
 A sa sortie de la salle de consommation, Chris* se présente. Il vient d’utiliser le fumoir. Souriant, il a "envie de discuter". Il explique qu’il ne vient ici que depuis deux semaines. Mais il est content, car les "gens sont sympas, c’est propre et il se sent en sécurité". Le personnel, dont certains sont infirmiers, peuvent apporter également une offre de soins de base (pansements, désinfection de plaies, etc.), à la demande de la personne, ou en cas de plaies apparentes. Mais deux fois par semaine, un médecin se rend au Quai 9, afin de proposer des consultations, gratuites, anonymes, et sans rendez-vous, aux personnes qui le souhaitent". Les personnes sont souvent en rupture de couverture sociale et on peut leur proposer ici quelques soins minimums, gratuits", évoque Dina. C’est ce qui s’appelle le soin "bas seuil", qui se positionne au plus près des personnes. Pas de médicament ni d’instruments spécifiques, simplement des soins dits primaires, avec conseil et proposition d’orientation vers d’autres structures de soins, si et seulement si la personne accepte. Pas de contraintes vers un soin plus poussé, mais un véritable relais d’information et de prévention, en proximité. Le Quai 9 tient à sa dimension première d’accueil. Depuis son existence, plus de 3 300 personnes sont passées par ce lieu. Ce sont très majoritairement des hommes mais la structure tente de s’adresser parfois spécifiquement aux femmes, notamment lors de discussions collectives. La gestion des rapports homme/femme est un sujet d’attention, même si la rivalité entre filles, régulière, bloque une certaine "solidarité féminine" dans la communauté. "Même si on essaye de discuter de leur situation spécifique en petit groupe, les conflits empêchent parfois d’assurer une continuité de dialogue", confie néanmoins Diane*. Près d’un tiers des usagers du Quai 9 sont sans domicile fixe. La plupart des personnes "réside" à Genève, mais on rencontre un certain nombre de personnes migrantes. Europe de l’Est ou pays du Maghreb, ces derniers sont souvent de passage et souhaitent rejoindre l’Italie ou d’autre pays. Ce positionnement permet une vraie liberté de parole sur la consommation et les rapports sociaux dans cette communauté, car les usagers et les intervenants de la structure connaissent le but, la raison d’être de la structure : privilégier le lien aux jugements, la bienveillance devant l’éventuelle honte ou mésestime de soi des usagers, qui perçoivent de manière lucide leur vie de consommateur de produits.


Les quatre piliers
Avec l’apparition du sida, l’aide à la survie et à la réduction des risques liée à l’usage de produits est devenue un des quatre piliers fondateurs de la politique suisse sur les drogues. Cette dernière, formulée par le Conseil d’Etat - au niveau fédéral - il y a maintenant vingt ans, repose également sur la prévention, les traitements et la répression de la vente. Elle est également mue par une volonté claire de répondre de manière pragmatique à des enjeux de santé publique, constatant l’échec des politiques fondées sur la simple promotion de l’abstinence. Elle a représenté un grand changement de posture, vis-à-vis des consommateurs de produits. Mais l’application de cette politique est cantonale, c’est-à-dire qu’il existe des divergences de vision de la politique de santé, dans les différentes régions suisses. Dès lors, et en accord avec les principes cités précédemment, le canton de Genève a mis en place dès 1991, un bus itinérant de prévention sur le VIH (le BIPS), puis un autre en 1996 vers les travailleurs du sexe, dans le cadre d’un projet global d’accès à un système de distribution de seringues propres dans les hôpitaux et les pharmacies. Mais contrairement à la ville de Berne - située dans un autre canton - qui avait ouvert une salle de consommation en 1986, Genève ne disposait pas de ce type de structure. En 1999, à l’initiative du Groupe sida Genève, un projet d’une salle proposant un espace pour l’injection supervisée est lancé. Validé par le Conseil d’Etat en mai 2001, le Quai 9 finit par ouvrir le lendemain de Noël 2001. Avec, au départ, la crainte de voir le lieu boudé par les usagers. Certains ont mis du temps à accepter la structure, notamment ceux venant "des grottes, le quartier situé au dessus", d’après Joël*, ancien consommateur ayant fréquenté le Quai 9. Mais grâce à une politique de concertation, avec notamment la mairie, la police, mais aussi le voisinage, le lieu s’est peu à peu intégré au paysage. Joël confie néanmoins que "cela n’a pas été facile". Certains avaient peur pour leurs enfants, car la salle de consommation a "drainé beaucoup de gens, des Français, des Suisses du canton voisin", avec, selon lui, "des agressions et des vols". La police a d’ailleurs ouvert par la suite un poste de police, près de la gare. Des réunions de quartier sont toujours régulièrement organisées afin de discuter d’améliorations, des éventuelles doléances de voisins et informer sur la structure. Après deux ans d’expérimentation, la structure s’est pérennisée. En 2004, le témoin a été passé à l’association nouvellement créée Première ligne, qui s’attèle spécifiquement à la réduction des risques liés à la consommation de substances psycho-actives. En continuité du travail mené auparavant, l’association fait la promotion de la santé, par la prévention et l’écoute dans deux espaces d’accueil, que sont le Quai 9 et le bus itinérant. Cela par l’amélioration des conditions de vie des personnes consommatrices, en communiquant sur leurs droits, en les rendant acteur de leur prévention, mais aussi en réduisant les conséquences négatives sur la santé de la consommation : transmission du VIH et des hépatites, les infections, les risques d’overdoses et les problèmes psychologiques associés à l’usage de produits. Car comme le dit le slogan de l’association : "Savoir plus, c’est risquer moins".

Coller à la réalité et aux besoins des personnes
Vingt ans d’efforts, dans le cadre d’une politique novatrice et soucieuse de la santé des personnes, ont porté leurs fruits. Cette politique de santé publique, qu’elle soit pour faire face à l’épidémie de sida ou faire face à un nombre élevé d’injecteurs en Suisse, a été en constante adaptation. L’ouverture de cette salle de consommation est directement liée à l’explosion de la consommation de la cocaïne, au début des années 2000. Elle représentait près de 60% de la consommation en 2002, puis l’héroïne est progressivement devenue la drogue la plus consommée. La création de la salle d’inhalation en 2010 s’adapte à une demande nouvellement apparue, même si l’injection reste la pratique la plus courante en 2010. Face à la vulnérabilité des consommateurs, dans l’accès à la prévention et aux soins, les données épidémiologiques envoient un signal positif. Même s’il est difficile de donner une image exacte de la situation des infections, un certain nombre d’études montre une amélioration des conditions sanitaires pour les consommateurs de produits. En 1987 à Genève, au moins une personne usagère sur trois était infectée par le VIH. Près de 900 contaminations étaient recensées chaque année. En 2007, moins de cinquante. La prévalence à l’entrée en traitement était de 38% avant 1988, pour descendre à 4,5% après 1993. La prévalence globale a donc baissé, en grande partie grâce au succès de la prévention et de la réduction des risques. Dès lors, le nombre d’infections au VIH parmi les usagers de drogues a clairement diminué. En 2009, seulement trois tests positifs concernant des consommateurs par voie intraveineuse. En l’absence d’étude spécifique sur la prévalence du virus parmi les usagers, certains estiment que ce taux est inférieur à 10%, avec une majorité de personnes contaminées il y a plus de vingt ans. D’après la directrice Martine Baudin (voir interview), aucune contamination au VIH, parmi les personnes fréquentant le lieu. Cela peut encore arriver, mais l’espace d’accueil qu’est le Quai 9 et la présence d’une équipe vigilante à l’état des personnes permettent de réagir beaucoup plus vite en cas de problème. Concernant l’hépatite B, le nombre de contamination a été divisé par deux, entre 1988 et les années 2000, d’après l’Office fédéral de santé publique. L’épine majeure reste l’hépatite C. La prévalence est toujours élevée, de l’ordre de 50%, et cela malgré une baisse certaine. Sans vaccin, avec un traitement lourd et malgré l’accès au matériel propre et stérile, notamment pour l’injection, l’infection au VHC reste encore fréquente en Suisse, parmi les consommateurs de produits. Tout n’est pas encore fait, mais la situation s’est nettement améliorée. Des progrès, rendus possible par un questionnement permanent, une réadaptation constante selon les besoins des gens. Le refus des certitudes a permis un système évolutif, permettant la réponse la plus pertinente possible aux problématiques des consommateurs de produits.

Pourquoi pas ailleurs ?
Quatre piliers pour une politique qui apparait comme un modèle à suivre, quand on voit, au-delà du Quai 9, la prise en compte d’une réalité de terrain. Martine Baudin le reconnait, sans l’impulsion et le soutien constant des politiques du canton genevois, un tel projet n’aurait pas vu le jour. Depuis novembre 2008, les suisses ont approuvé ce modèle et ses résultats. Mais la Suisse - et ici Genève - reste un cas à part. La France voisine poursuit dans une approche plus répressive, rejetant en bloc toute expérimentation similaire à celle de Genève dans l’hexagone. Jugée à l’été 2010 "ni utile, ni souhaitable", par François Fillon, cette piste a pourtant montré sa pertinence ailleurs, avec l’étude de Vancouver, révélant, au niveau des overdoses mortelles, une réduction de 96% d’entres elles, autour de la salle de consommation supervisée. A moins d’un an des élections présidentielles en France, le débat sur une nouvelle approche de la politique a lieu. Les experts avancent depuis longtemps l’intérêt de santé publique de ce type de structure, mais le gouvernement actuel se refuse, de manière idéologique, à en discuter. A gauche principalement, apparait un nouvel espace de discussion sur les salles de consommation supervisée, avec, à la mairie de Paris, un débat à ce sujet, le 5 octobre prochain. Signe que certains politiques français semblent aptes à rediscuter la politique du tout répressif, revoir notre manière d’appréhender la consommation de produits.
* Les prénoms ont été modifiés

Première ligne, association genevoise de réduction des risques liés aux drogues
6 rue de la Pépinière - 1201 Genève – Suisse
Tel : +41 (0)22 748 28 78

Quai 9, espace d'accueil et de consommation
6 rue de la Pépinière - 1201 Genève – Suisse - Ouvert tous les jours de 11h à 19h.
Tel : +41 (0)22 748 28 78