Loi prostitution : des ONG déposent une QPC

Publié par jfl-seronet le 21.09.2018
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Le meurtre, mi-août, de Vanesa Campos, travailleuse du sexe à Paris, femme trans, a relancé, une fois encore et de façon dramatique, le débat sur les conditions de vie et de travail des travailleuses-eurs du sexe ; surtout depuis l’entrée en vigueur en 2016 de la loi d’avril 2016 contre le « système prostitutionnel ». Alors que les pouvoirs publics tardent à publier leur bilan sur ladite-loi — contrairement à une partie de la société civile —, plusieurs associations et cinq travailleuses-eurs du sexe ont déposé, début septembre, une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) contre la loi de 2016. Pourquoi une telle initiative ?

Neuf associations, dont le Syndicat du travail sexuel (Strass), Médecins du Monde, AIDES (1), ont déposé le 5 septembre dernier devant le Conseil d’État une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) contre la loi d’avril 2016 qui établit, entre autres, la pénalisation des clients. Cette loi abolitionniste a été, dès le départ, critiquée par une partie de la société civile. Plusieurs associations — dont certaines qu’on retrouve dans la procédure de QPC — ont participé à un rapport réalisé par trois chercheuses-eurs en avril 2018, un rapport très critique sur les impacts de la loi d’avril 2016. Les trois chercheuses-eurs, en lien avec les associations, y expliquent les effets désastreux en matière de santé, de réduction des risques, d’accès aux droits, de sécurité, etc.. Ce rapport a suscité l’intérêt des médias, mais peu de réactions de la part de la classe politique et du gouvernement, qu’il avait pourtant comme objectif d’interpeller. Et cela alors même que le gouvernement n’a toujours pas publié son propre rapport, deux ans après l’entrée en application du texte. Alors que, justement, la loi l’y oblige. Du coup, changement de braquet et de stratégie, en attaquant la disposition relative à la pénalisation des clients, via une question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

Qu’est-ce qu’une QPC ?

C’est le droit reconnu à toute personne, partie à un procès ou une procédure, de soutenir qu’une disposition législative est contraire aux droits et libertés que la constitution garantit. Le contrôle est dit a posteriori, puisque le Conseil constitutionnel examine une loi déjà entrée en vigueur. Dans le cadre d’un contentieux administratif, la procédure est d’abord engagée devant le Conseil d’État qui décide dans un délai de trois mois de transmettre ou non cette QPC au Conseil constitutionnel. Ce dernier, s’il est saisi, a lui-même trois mois pour déclarer la loi conforme ou contraire à la constitution. Aucun recours n’est possible une fois la décision prise.

Comment la procédure a-t-elle été lancée ?

Plusieurs associations et travailleuses-eurs du sexe (1) ont d’abord demandé au Premier ministre d’abroger l’un des actes d’application de la loi. Il s’agit, en l’occurrence, d’un décret du 12 décembre 2016 portant sur le « stage de responsabilisation du client ». La loi d’avril 2016 prévoit une amende de 1 500 euros pour « recours à l’achat d’un acte sexuel ». L’infraction devient délit en cas de récidive avec, cette fois, une amende de 3 750 euros. A cette amende, s’ajoute une « peine de stage de sensibilisation à la lutte contre l’achat d’actes sexuels » Les services du Premier ministre n’ont pas répondu à cette demande. Ce qui a, de fait, constitué un contentieux administratif. Les parties plaignantes ne pouvaient, dès lors, qu’utiliser la QPC pour faire avancer leur demande.

Quel est l’objectif de cette procédure ?

Il s’agit de « faire constater que cette loi porte gravement atteinte aux droits et libertés que la constitution garantit » et en particulier « les droits constitutionnels à l’autonomie personnelle et à la liberté sexuelle, le droit au respect de la vie privée, la liberté contractuelle, la liberté d’entreprendre ainsi que le principe de nécessité et de proportionnalité des peines » (2).

Quels sont les arguments des parties plaignantes ?

Ils renvoient aux débats sur la loi, dès sa conception, et au fait que le législateur ait choisi une position abolitionniste en considérant que le travail sexuel n’était que la résultante du trafic des êtres humains. Dans sa demande d’abrogation adressée au Premier ministre, maître Patrice Spinosi (3) défendait que « l’infraction de recours à la prostitution ne pouvait prétendre poursuivre le but de lutte contre le trafic des êtres humains, puisqu’elle pénalise sans distinction aucune tous les clients, même lorsqu’ils sollicitent [des travailleuses-eurs du sexe] libres et indépendants-es qui ne sont donc nullement victimes de la traite ». Pour les parties plaignantes, l’amalgame fait entre traite des êtres humains et travail sexuel a un effet « des plus néfastes en termes de sécurité et de santé publiques » ; ce que démontrent des études internationales, notamment des Nations Unies. Est aussi avancé le fait que la « répression favorise l’isolement, et la clandestinité des travailleuses-eurs du sexe, en alimentant ainsi la criminalité, la violence et les risques de contamination [au VIH], et en restreignant l’accès aux services de prévention, de soins et d’aide à la réinsertion ». Ces éléments sont démontrés dans le rapport « Que pensent les travailleurs-euses du sexe de la loi prostitution ? » qui dresse le bilan —  vu du côté de la société civile anti-abolition — de l’impact de la loi d’avril 2016. Elles rappellent aussi que la « loi a eu un impact négatif sur leur autonomie de travail [perte de pouvoir dans la relation avec le client], sur les risques qu’elles et ils sont amenés à prendre, sur leur stigmatisation et sur leur situation économique [appauvrissement des personnes concernées] ». Elles pointent également que le « parcours de sortie de la prostitution », une des mesures de la loi, s’est « révélé parfaitement insuffisant et même ineffectif ». Censé protéger les personnes et leur proposer des conditions optimales pour cesser l’activité, ce « parcours » n’est « pas opérationnel », ne peut concerner qu’un « nombre infime de parcours et risque de renforcer la stigmatisation de celles et ceux qui ne pourront pas ou ne souhaiteront pas changer d’activité ».

Quel bilan l’État fait-il de la loi ?

C’est, à l’heure actuelle, la grande inconnue. La loi de 2016 prévoit bien une évaluation par l’État. Cette dernière a pris un important retard ; Et le gouvernement entretient un flou quant à sa manière de procéder, d’une part sur le service qui a la charge de cette évaluation —probablement le service des droits des femmes et de l’égalité, au ministère de Marlène Schiappa —, et d’autre part sur la question cruciale de la prise en compte des personnes concernées dans cette évaluation. Autrement dit, des personnes travailleuses du sexe ont-ils été auditionnées pour cette évaluation ? Aucune réponse claire n’a été apportée aux questions écrites des députés LREM Buon Tan et Guillaume Kasbarian. Sa publication est annoncée d’ici la fin de cette année.

Quelles réactions du côté des associations abolitionnistes ?

Le 7 septembre, l’Amicale du nid publie un communiqué qui rappelle que le « système prostitutionnel n’existe que parce que les hommes ont la « liberté », d’acheter un corps de femme pour se satisfaire sexuellement ». Communiqué qui prend pour cible Médecins du Monde qui soutiendrait « la liberté » des hommes de marchandiser le corps de femmes, d’hommes, d’enfants. Des médecins privilégient la violence sur des êtres humains plutôt que de la combattre ! C’est scandaleux ! ». Bref, pas d’autres arguments pour répondre à ceux, factuels, des conséquences de la loi pour l’ensemble des travailleuses-eurs du sexe en France.

(1) : Médecins du Monde, la fédération Parapluie rouge, le Syndicat du travail sexuel (Strass), les Amis des Bus des femmes, Cabiria, Griselidis, l’association Paloma, AIDES, Acceptess-t et cinq travailleuses-eurs du sexe dont Thierry Schaffauser, Giovanna Rincon, Marianne Chargois.
(2) : C’est l’exigence d’un rapport, d’une adéquation, entre les moyens employés par l’administration et le but qu’elle vise. Le principe de proportionnalité a pour objet de modérer le pouvoir des autorités publiques aux fins de garantir les droits et l’autonomie des personnes et éviter les atteintes qui, par leur caractère excessif ou trop radical, seraient de nature à porter atteinte à la substance même des droits et des libertés. En France, le principe de proportionnalité est devenu un mécanisme structurant du régime de garantie des libertés.
 (3) : Très engagé dans la défense des droits humains et des libertés individuelles, maître Patrice Spinosi est avocat auprès du Conseil d’État et de la Cour de cassation.

Le rapport de la société civile : quelques chiffres

Une enquête sur l’impact de la loi du 13 avril 2016 contre le « système prostitutionnel » a été réalisée par des chercheurs-euses : Hélène Le Bail, Calogero Giametta et Noémie Rassouw, en lien avec onze associations de santé et des associations de défense des travailleuses-eurs du sexe (1). Elle a fait l’objet d’un rapport publié en avril 2018. Cette enquête de « grande envergure » s’appuie sur les réponses de 583 travailleuses-eurs du sexe et 70 entretiens. Trente-huit autres travailleuses-eurs du sexe ont participé à des focus groupes : 88 % des travailleuses-eurs du sexe sont opposés à la pénalisation des clients ; 63 % ont connu une détérioration de leurs conditions de vie depuis l’entrée en vigueur de la loi ; 78 % sont confrontés à une baisse des revenus ; 42 % sont plus exposés aux violences depuis l’adoption de la loi ; 38 % des travailleuses-eurs du sexe rencontrent plus de difficultés à imposer le port du préservatif ; 70 % constatent que les relations avec la police ne se sont pas améliorées, voire se sont détériorées.

(1) : Médecins du Monde, , le Syndicat du travail sexuel (Strass), les Amis du Bus des femmes, Cabiria, Grisélidis, l’association Paloma, AIDES, Acceptess-t, le Collectif femmes de Strasbourg Saint-Denis, Arcat, le Planning familial.

Fin de parcours ?

Dans le rapport associatif de 2018 (voir encart n°1), seulement 39 % des travailleuses –eurs du sexe disaient connaître l’existence du parcours de sortie de la prostitution ; 26 indiquaient avoir l’intention d’en faire la demande. Actuellement, ce sont 77 personnes qui ont pu bénéficier du parcours de sortie. Un article de Médiapart (10 septembre dernier) indiquait que les « cinq premiers parcours de sortie de la prostitution avaient été examinés en juillet dernier », pour l’ensemble des Bouches-du-Rhône. Ce qui signifie que la Commission départementale de prévention et de lutte contre la prostitution qui anime ce dispositif ne s’est réunie qu’une seule fois en deux ans ! Le rapport associatif de 2018 avance que la « conditionnalité » de l’accès aux parcours de sortie est, en soi, un problème.  Un rapport parlementaire le pointe également. En effet, pour bénéficier de ce dispositif de soutien social,  il faut être suivi par une association qui a obtenu un agrément  et la condition préalable obligatoire est « l’arrêt de la prostitution ». Dans de très nombreux cas, ce n’est pas possible pour une question de revenus. Comment vivre sans ressources ? D’autant que l’allocation financière d’insertion sociale et professionnelle censée prendre le relai est faible et limitée dans le temps. L’allocation est de 330 euros par mois + 102 euros par enfant à charge. Le rapport explique aussi qu’un des obstacles est la grande disparité des critères de sélection et des modalités mises en place selon les départements. Ce dispositif est coordonné par la préfecture en lien avec les associations agréées. Dans certains départements, ce dispositif n’est toujours pas opérationnel. Sur 101 départements métropolitains et Outre-mer, seules 33 commissions ont été installées, soit un tiers !