Politiques des drogues : 2016, le grand bouleversement… ou pas !

Publié par Christian Andréo le 10.07.2016
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Produitspolitique des droques

Les sixièmes Journées nationales de la fédération Addiction se sont déroulées les 9 et 10 juin dernier à Marseille. Leur thème était : "Addictions : variations sur les petites mécaniques de l’accompagnement. Parler, faire, transmettre". Ce congrès rassemble les acteurs intéressés par la problématique des addictions, toutes professions et secteurs représentés. A cette occasion, Christian Andréo, directeur général délégué de AIDES, a parlé de l’approche de la politique des drogues au niveau international, et des enjeux et résultats de la dernière cession Ungass, assemblée générale des Nations Unies, qui s’est tenue à New York en juin dernier à ce sujet. Voici son discours.

2016, année du changement radical dans l’approche de la politique des drogues au niveau international… Pouvons-nous vraiment y croire ? Et à partir du moment où nous en sommes au registre de la croyance, le ver n’est-il pas déjà dans le fruit de nos espérances les plus folles ? Nous ne sommes pas censés y croire : nous serions censés le constater. Mais il est intéressant de s’arrêter un moment sur ce registre de la croyance puisque finalement c’est bel et bien celui qui dirige — malheureusement — cette politique.
La guerre à la drogue, on ne peut que croire à son succès, puisque l’on ne peut qu’en constater l’échec.

Ainsi les approches scientifiques, "evidence-based" [fondées sur les preuves scientifiques, ndlr] et pragmatiques sont-elles restées cantonnées, dans les pays les plus ouverts, au domaine de la santé publique, rarement dans un mouvement global allant jusqu’à infléchir durablement l’approche d’un pays ou d’une zone géographique toute entière. Et pourtant les exemples de succès existent.

Qui oserait dire — alors oui à part une part non négligeable des élus de notre République — que la politique du Portugal n’est pas un formidable succès ? Surtout, lorsqu’en miroir, nous sommes confrontés à l’échec patent de notre pays en la matière ; échec qui coûte, chaque année, de nombreuses vies et particulièrement, ici, à Marseille. Et il peut être quelque part exaspérant que toutes les évaluations de politiques publiques — qui par ailleurs n’existent que très peu dans le domaine qui nous occupe — toute la production scientifique sur le sujet, ne pèseront jamais aussi lourd que le magot généré par la légalisation du cannabis dans certains Etats américains. Mais après tout, l’essentiel, c’est que cela bouge, peu importe la raison. Au point où nous en sommes, seul l’objectif compte.

Parce que tout de même, cela bouge. Un autre discours émerge, au-delà bien sûr des acteurs "classiques". Ainsi, la déclaration de Kofi Annan, ancien secrétaire général de l'Onu, avant l’Ungass a marqué les esprits. Il faut préciser que Kofi Annan fait désormais parti de la Commission mondiale sur les drogues qui prône la décriminalisation de l'usage.
Devant cette assemblée, je pense que nous pouvons nous dire qu’elle nous a sans doute un peu énervés aussi. Pourquoi ? Mais parce que cela fait trente ans que nous disons toutes et tous, peu ou prou, la même chose que lui !

L’avantage d’être "ancien", c’est que vous pouvez porter de façon un peu plus libre des positions que vous n’avez pas vraiment défendues lorsque vous étiez en place. Autre exemple : toutes proportions gardées, Daniel Vaillant [député socialiste, ndlr] qui est maintenant un chantre de la dépénalisation du cannabis, n’a pas été un ministre de l’Intérieur (2000-2002) très ouvert sur la question. Je referme la parenthèse.

Dans sa tribune, Kofi Annan affirme l’échec d’une "guerre à la drogue" entérinée par les conventions onusiennes de 1961, 1971 et 1988 (ce n’est pas hyper neuf comme texte) qui coûterait la modique somme de 100 milliards de dollars par an pour un résultat que nous connaissons tous. La prohibition n’a eu qu’un impact négligeable sur l’offre et la demande de drogues. Pas plus sur la consommation. En revanche, elle a eu un réel impact sur la montée en performances du crime organisé.

J’en reviens au texte de Kofi Annan qui propose quatre étapes déterminantes :

1 - Décriminaliser l’usage "personnel" de drogues.
2 - Abandonner la chimère d’un "monde sans drogues". Ne rigolez pas, tous les textes onusiens s’inscrivent dans ce cadre ! J’y reviendrai. Et se focaliser plutôt sur l’accès aux dispositifs de réduction des risques
3 - Envisager la régulation et l’éducation comme alternative aux approches prohibitionnistes. Et de rappeler comme ça, en passant, que le Colorado a levé 135 millions de dollars par la légalisation du cannabis. Et oui, la beuh ne connaît pas la crise. Mais Kofi Annan prend soin de préciser que la légalisation du cannabis n’a pas entrainé d’explosion de la consommation ou des crimes attribuables à l’usage. A l’inverse, le marché noir a logiquement reculé.
4 - Reconnaître que la régulation a un impact favorable sur la santé des usagers (même si les modèles sont multiples et leurs impacts sanitaires de même).

Et Kofi Annan de conclure ce que nous avons entendu mille fois, mais nous ne sommes pas le cœur de cible de cette communication, vous vous en doutiez : C’est l’évidence scientifique et le souci de préserver la santé et les droits de l’homme qui devraient conduire les politiques des drogues. Il est donc temps, selon Kofi Annan, de changer de paradigme et effectivement, l’Ungass [en mai dernier, ndlr] spécifiquement dédiée au "problème mondial de la drogue" semblait être le bon endroit pour commencer. Encore fallait-il avoir accès aux arcanes de l’Onu…

C’est dans ce but que nos associations ont mené un travail commun, remarquable, jusqu’à formaliser une plateforme interassociative française pour une participation de la société civile dans les débats internationaux sur les politiques de drogues. Participent à cette plateforme AIDES, Asud, Chanvre et Libertés, la Fédération des Circ, la Fédération addiction, Médecins du Monde, Principes actifs, Psychoactif, le Réseau français de réduction des risques, Safe et SOS Hépatites. Ce travail a été mené en bonne intelligence avec la Mildeca [Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives, ndlr] même s’il a fallu plusieurs années pour en arriver là.

Revenons un peu en arrière… En 2012, est lancée une initiative des présidents guatémaltèque, mexicain et colombien critiquant ouvertement le très répressif Plan mondial de lutte contre la drogue. Ce mouvement a été suivi par 92 autres Etats pour demander à ce que l’évaluation du Plan de 2009, initialement prévue en 2019, soit avancée en 2016. Suite à ces demandes, l’Assemblée générale de l’Onu a voté, en 2014, l’organisation de cette session extraordinaire de l’assemblée générale consacrée à la politique des drogues. Dans le même temps, la délégation officielle française suite au changement de présidence de la Mildeca et aux nouvelles sollicitations de nombreuses associations, s’est ouverte à la société civile.

Notre plateforme s’est constituée autour d’une même volonté de demander une position française forte, à la fois au niveau national et international, mais aussi à l’échelle européenne, où se jouent de nombreux débats. Bien entendu, toutes nos organisations n’ont pas abandonné l’objectif de changer la politique des drogues au niveau national également, mais c’est en l’occurrence un autre sujet.

Un travail de plaidoyer a donc été mené pour essayer de peser le plus possible sur la position française. Ce que nous avons demandé dans ce cadre :

● L’abolition des sanctions pénales contre l’usage de drogues.
● L’amélioration effective, évaluée et contraignante de l’accès aux médicaments contrôlés.
● La promotion de la réduction des risques (RdR) en des termes forts et un traitement de la dépendance fondé sur des preuves scientifiques et sur la volonté du sujet.
● Le changement de posture pour s’éloigner d’une réponse centrée sur la sanction.
● La réorientation des priorités vers une approche équilibrée entre maintien de l’ordre et réduction de l’offre de drogues.
● L’abolition complète de la peine de mort pour les délits liés aux drogues.
● Une meilleure coordination des actions contre la criminalité organisée, le blanchiment d’argent et la corruption.
● La promotion des droits humains et la fin des incarcérations des femmes pour des délits non violents liés aux drogues.
● La promotion de dispositifs adaptés aux publics jeunes.
● La révision du système de classification des produits stupéfiants, notamment des médicaments utiles et des nouveaux produits de synthèse.
● Dépénaliser la culture locale, traditionnelle, utilisée pour la production à petite échelle de produits classés stupéfiants.
● La constitution d’un comité d’évaluation indépendant pour rendre un avis scientifique en 2019 sur les résultats de la politique actuelle en matière de drogues.

Ce document a été relayé auprès de l’ensemble des pouvoirs publics français et européens. Il a également accompagné et est venu compléter de nombreuses recommandations d’instances représentatives de la société civile. Cette plateforme a adopté une approche fondée sur la réalité des enjeux devant nous, et tournée vers un renouvellement des politiques sur les drogues que nous appelons de nos vœux, collectivement et de concert avec une large part de la société civile mondiale.

Quelques mois plus tard, quelles conclusions tirer de cette session de l’Ungass ? Il y a des points positifs, notamment dans le lien, désormais acquis et confiant, que nous avons pu constater avec la diplomatie française. Cela n’a l’air de rien, mais il faut bien avoir en tête que jusqu’à présent, la société civile, nos organisations, les représentants des communautés d’usagers n’avaient pas ou très peu d’échanges avec la délégation officielle française. Et je vous assure que les écarts étaient grands, entre le discours relativement policé tenu sur le territoire français, et celui, résolument orienté sur la répression et la guerre à la drogue tenu dans les instances internationales. Nous sommes donc maintenant sur la construction d’un lien régulier et de préparation en amont des événements importants sur le sujet, c’est une réelle avancée.

Nous avons également pu constater in situ que la place des organisations non gouvernementales restait tout de même à défendre. Nous ne sommes que tolérés dans ces instances, rien de plus. Or, vous le savez, nous voulons toujours plus…

Sur le fond… Les débats s’orientent vers une conjugaison des objectifs spécifiques drogues avec les Substainable development goals [les objectifs de développement durable, ndlr] adoptés par tous les Etats membres la même semaine. Cela permettrait de faire enfin sortir les politiques des drogues de leur régime d’exception pour en faire l’une des problématiques majeures de développement et de santé.

Les discours des pays progressistes actent officiellement la nécessité d’une fin de la guerre à la drogue et appellent, a minima, à la fin de la peine de mort, a maxima à une régulation légale de l’accès aux produits… avec dans la palette entre les deux toutes sortes de systèmes possibles qui font parfois des distinctions importantes selon les types de produits, par exemple.

Il y aurait donc un vrai élan pour changer de cap. Pourtant, cet élan ne se retrouve pas dans les textes, ce que nous déplorons bien évidemment. Une vingtaine de pays se prononce officiellement pour un maintien (voire un renforcement) de la répression, cela semble bloquer dans les prises de position officielles, surtout autour de la peine de mort qui cristallise (focalise) l’ensemble des débats : entre les tenants du moratoire (dont l’Union Européenne se fait le porte-drapeau) et les tenants de la souveraineté des Etats en la matière (Indonésie et Chine en tête). Cette question semble très clairement focaliser toutes les attentions. Mais c’est une "question tellement facile" pour les états progressistes qu’on se demande évidemment si ce n’est pas un très bon prétexte pour ne pas avancer vers la régulation tout en donnant des gages de progressisme à bas coût. Je vais y revenir.

Le document adopté par l’Ungass n’est pas suffisant, loin s’en faut. Pour 2019, il faudra poser les vraies questions en lien aussi avec l’agenda des objectifs de développement durable. En attendant, la situation est assez paradoxale, avec d’un côté :

De nombreuses contributions sur le site de l'Ungass dont des prises de positions de Onusida, OMS, Pnud, Onu-Femme et Haut commissariat aux droits de l'Homme en faveur de la dépénalisation de l'usage de drogue. En gros, même si le statu quo semble prédominer dans le texte de l'Ungass, les agences onusiennes ouvrent la voie à un changement de paradigme. La consultation de la société civile : certes, le processus est opaque et la participation à la marge, cependant, force est de constater l'importante mobilisation de la société civile qui, au fur et à mesure des années, s'est beaucoup diversifiée. Ce ne sont plus seulement les associations du Nord qui sont sur cette question, mais aussi celles du Sud et plus seulement les organisations spécialisées sur les drogues, mais aussi celles sur la santé dans son ensemble (notamment concernant l'accès aux médicaments essentiels), les droits humains, etc.

Et d’un autre côté un texte de l'Ungass décevant, peu, voire pas opérationnel  avec cette incapacité à parler clairement de Réduction des risques qui en est presque risible. Alors on parle d’"appropriate medication-assisted therapy programmes" et "injecting equipment programmes" qui sont utilisés à la place de "Harm reduction" et de "Programme d'échange de seringues"). C’est pourtant pas bien compliqué. Il y a quand même un changement notable depuis l’Ungass de 2009. Nous sommes passé de l’objectif d’un "monde sans drogues" fondé sur les trois piliers : réduction offre/demande et coopération internationale à septpiliers qui prennent en compte les droits humains, la santé publique, etc. On parle même d’un monde libéré "de l’usage abusif de drogues". Cela témoigne tout de même — toutes proportions gardées — d'un changement d'approche assez significatif, notamment dans la perspective de 2019.

Concernant la décriminalisation : certes si le terme "décriminalisation" n'est pas dans le texte, nous avons "the development, adoption and implementation… of alternative or additional measures with regard to conviction or punishment", ce qui ouvre quand même la voie à la décriminalisation. Alors, concernant les fameuses trois conventions, le texte explique : "the three international drug control conventions… allow for sufficient flexibility for States parties to design and implement national drug policies according to their priorities and needs", ce qui peut être interprété comme le fait que les conventions ne demandent finalement pas — ô surprise — la pénalisation de l'usage de drogues ou des drogues en elles-mêmes. Ce point a été rajouté suite à la discussion entre Werner Sipp, le président de l'International narcotics control board et la société civile ; il y est précisé que l'exemple portugais n'était pas hors des conventions. Ce qui n’est pas anodin du tout.

La peine de mort : ligne rouge pour les pays occidentaux, ce point est le grand absent du texte. Durant la session d'ouverture de l'Ungass pays occidentaux et pays en faveur de la peine de mort (Chine, Qatar, Arabie Saoudite, Indonésie, Malaisie, etc.) se sont affrontés sur cette question. Cependant, on est en droit de se demander si pour les pays "autoproclamés" progressistes, la peine de mort n'est pas l'arbre qui cache la forêt, leur permettant à moindre frais de passer pour les chevaliers blancs alors qu'on aurait pu considérer que la dépénalisation de l'usage et/ou possession de petites quantités n'aurait pas eu un impact plus significatif sur la vie de millions de personnes. En même temps, cette fracture est complètement artificielle : les pays qui exécutent les usagers de drogues violent déjà ostensiblement les conventions internationales sur les droits de l’Homme, cela n’a malheureusement rien de spécifique.

Enfin, concernant la position spécifiquement française, on peut déplorer sa faiblesse (voir le side event organisé avec la reine de Suède sur les enfants...) alors qu'aurait pu être mis en avant l'expérimentation en cours de l'alternative à l'emprisonnement, les salles de consommation inscrites dans la nouvelle loi de santé ou encore le succès des programmes d'échanges de seringue. C’est tout de même dommage que la France renonce à assumer politiquement dans les instances internationales les décisions plutôt courageuses en termes de santé publique qu’elle prend sur son territoire.

Finalement, et ce sera ma conclusion, cette position un peu ambigüe de la France (même si, je l’ai dit, nous revenons de très, très loin) reflète assez bien les mécanismes à l’œuvre autour de l’Ungass. Les fameuses conventions de 1961, 1971 et 1988 ne sont finalement pas officiellement challengées dans le processus onusien. Et pourtant, les déclarations, officielles ou officieuses, de représentants des gouvernements s’en affranchissent progressivement. On voit bien que des pays s’avancent dans la voie de la décriminalisation, que les dispositifs comme les salles de consommations ont plutôt tendance à se développer, même si rien n’est jamais acquis et que le discours de l’Organisation mondiale de la santé ou de l’Onusida est sans équivoque. Pourtant, on n’en retrouvera aucune mention dans le document adopté par l’Ungass, pas plus qu’il n’est fait allusion aux ravages de la répression qui fait le lit de l’épidémie de VIH et de VHC chez des usagers de drogues privés d’accès à la prévention et aux soins. On voit que les choses bougent, que les Etats ne prennent plus vraiment de risques de sanctions s’ils mettent en place une régulation du marché du cannabis, par exemple, mais finalement cela se passe un peu chacun chez soi, sans que cela fasse de vagues dans les allées de l’Onu, ce qui explique peut-être pourquoi il n’aura fallu que deux minutes, montre en main, pour adopter le document de l’Ungass.