VIH : Mayotte, l’oubliée de la République

Publié par jfl-seronet le 09.06.2013
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InterviewMayotte

101ème département français, Mayotte connaît dans bien des domaines une situation particulière et préoccupante. C’est le cas en matière de VIH/sida. Récemment des militants de AIDES ont conduit une mission pour comprendre ce qui se passe dans l’île et voir avec les acteurs locaux ce qui pourrait être fait pour lutter efficacement contre l’épidémie. Michel Bourrelly en faisait partie. Interview.

Vous avez rencontré des acteurs de terrain impliqués dans la lutte contre le VIH, la prise en charge des personnes vivant avec le VIH. Qu’est-ce qui vous a le plus surpris dans la situation à Mayotte ?

Tout nous a surpris : du manque de passion des acteurs des institutions officielles locales au manque de moyens mis à la disposition des acteurs de terrain. Mais le terrain est miné et tout le monde passe plutôt son temps à observer le merveilleux paysage vers la mer. A Mayotte, trois communautés semblent cohabiter sans forcément se rencontrer ni partager des événements de la vie quotidienne. Un sentiment d'injustice semble prévaloir, les Mahorais pensent ne pouvoir accéder à aucun financement, tous ces financements étant réservés aux "blancs". Un certain racisme a l’égard des Comoriens et encore plus des Africains semble se développer sur l’île depuis la départementalisation. En particulier en termes de santé publique, des reproches sont faits aux dirigeants locaux et à la France de plus s’occuper des "étrangers" que des Mahorais. Ces reproches sont sans fondements objectifs, mais un accueil favorable est réservé en général à tout ce qui fait des "étrangers" des boucs émissaires des problèmes de l’île.

Que retenez-vous de la situation en matière d’immigration ?

Mayotte, à elle seule, totalise plus de 50 % des reconduites à la frontière de la France (près de 26 000 cas en 2011). Les conditions au centre de rétention administrative sont inacceptables et ont d’ailleurs été dénoncées dans un rapport. Je peux donner un autre chiffre qui éclaire la situation actuelle. Les enfants de parents en situation irrégulière représentent 22,5 % des élèves scolarisés à Mayotte soit environ 15 800 élèves. Et cela dans un contexte d’explosion de la population scolarisable : plus de 5 000 nouveaux élèves par an. Compte tenu de la faible possibilité de débouchés sur l’île, la plupart des étudiants partis en Métropole ou à l’étranger ne reviennent pas.

Que se passe-t-il en matière de santé ? Y a-t-il assez de médecins et d’infirmiers ?

Il existe une grande pénurie médicale. En 2011, douze médecins libéraux ont quitté Mayotte. A ce jour, nous avons pu comptabiliser une vingtaine de médecins libéraux, ce qui fait un médecin pour 10 000 habitants, alors que le taux pour la France est de 30 pour 10 000. Compte tenu de la faible densité médicale, on pourrait penser que les cabinets médicaux soient sursaturés, ce qui n’est visiblement pas le cas. Devant payer les consultations et compte tenu des ressources très faibles de la population, ces cabinets médicaux sont essentiellement fréquentés par les personnes les plus aisées. Au moment où nous réalisions notre mission, seulement la moitié des postes du CHM [les hôpitaux de Mayotte) sont pourvus. Cette situation peut s’expliquer, entre autres, par la précarité des postes proposés (des contrats à durée déterminée), une situation sociale mal stabilisée depuis les émeutes de la vie chère en 2011, des difficultés de sécuriser des postes tenus par des médecins étrangers… Comme le cas d’un médecin comorien obligé de renouveler son titre de séjour tous les trois mois à la Préfecture. Tout ceci amène à réduire la qualité de la prise en charge médicale et a pour conséquence d’épuiser le personnel médical par une surcharge de travail.

A cela on doit ajouter une absence de remontée de données épidémiologiques et en particulier des données obligatoires (VIH, hépatites, etc.). L’Agence régionale de santé regrette l’absence de données sûres sur les maladies et déplore l’absence de retour des données obligatoires. Aucun chiffre officiel sur les cas de sida ne peut être cité de façon précise. C’est donc un combat d’opinions, certains affirmant que la file active déclarée (180 personnes) ne reflète absolument pas la réalité, d’autres que ces chiffes sont bons, mais tous s’entendent pour dire que la situation est tendue et que tous les ingrédients sont réunis pour que la "bombe explose". Si on résume ce que nous ont expliqué les personnes consultées, on peut dire qu’il y a une classe dominante riche, une forte immigration d’Afrique de l’Est, un grand nombre d’abus sexuels, des relations sexuelles nombreuses et variées, une homosexualité cachée mais existante, une prostitution de circonstance, une absence de société civile organisée, etc. S’ajoute à cela un très gros de problème de tabou autour du sida. La prise en charge est difficile, avec une absence de psychologues et d’éducation thérapeutique pour aider à l’observance des traitements.

Que se passe-t-il en matière de VIH ?

Du fait des tabous entourant le VIH, peu de Mahorais veulent ou peuvent s’investir dans la lutte contre le VIH, surtout s’ils vivent eux-mêmes avec le VIH. La plupart des structures que nous avons rencontrées sont tenues par des métropolitains qui sont sur l’île pour quelques années et puis retournent en métropole complètement épuisés. Pour beaucoup de Mahorais, la venue de fonctionnaires de métropole se fait principalement pour des raisons financières, ce qui explique à leurs yeux leur manque d’investissement ; sont visés, en particulier, les fonctionnaires de l’éducation Nationale. Les grèves qui ont secoué l’île fin 2011 et début 2012 à l’Assurance maladie et à l’Agence régionale de santé, n’ont eu que très peu de retentissement dans la population, si ce n’est auprès des professionnels de santé qui n’étaient plus remboursés… suite à deux mois de grève. Les émeutes contre la vie chère ont, par ailleurs, entrainé un retour en France d’un grand nombre de personnes. Par ailleurs, les problèmes sur l’île étant nombreux, divers et variés, le VIH n’est absolument pas une priorité dans les structures qui pourraient rencontrer des populations clefs (Secours Catholique, Médecins du Monde, Croix Rouge, etc.). Toutes ont d’ailleurs développé des axes de travail en direction des jeunes mineurs, ou des enfants à travers  le retour à la scolarisation ou la santé.

Quelle est la place du VIH/sida dans l’environnement mahorais ?

La quasi-totalité des Mahorais sont de confession musulmane. Cette religion est décrite, à Mayotte, comme étant modérée. Les sexualités ne se "parlent" pas, et restent totalement taboues. Malgré cela les rapports sexuels sont fréquents et nombreux. Depuis la départementalisation, la polygamie est interdite sur le papier, la loi n’a, bien sûr, pas stoppé les pratiques. Les relations extra conjugales sont fréquentes : "Derrière un couple se cachent toujours au moins deux autres personnes". La découverte d’une séropositivité chez une femme mariée entraine la plupart du temps son rejet par le mari et la famille. Elle se retrouve alors sans ressources, les prestations de la Caisse d’allocations familiales restent versées au mari. Une prostitution de circonstance peut permettre la survie. De nombreuses jeunes filles viennent au CDAG [centre de dépistage anonyme et gratuit, ndlr] pour des dépistages. Les premières relations sexuelles sont très précoces. L’homosexualité et la bisexualité existent, mais ne peuvent pas s’afficher. Le VIH/sida est perçu comme une maladie de "blancs", comme cela était le cas en Afrique dans les années 90.

Qu’est-il fait en matière de prévention ?

L’IREPS [Instance régionale en éducation et promotion de la santé, ndlr], dont l’objectif principal est l’éducation à la santé, a eu pendant très longtemps comme thématique privilégiée le VIH/sida à travers des interventions dans les établissements scolaires et les associations villageoises. Récemment, à la demande de l’Agence régionale de santé, ce travail a du s’interrompre au profit d’un accompagnement par les acteurs associatifs. Dans les faits, personne n’a réellement pris le relai. Aujourd’hui, l’IREPS reçoit des "outils" de métropole (documents, affiches, préservatifs et gels), mais n’est plus présente sur le terrain. Les structures communautaires d’accompagnement sont réduites à la portion congrue : une seule association recensée : Nariké M’sada, portée essentiellement par son président, dont les compétences sont reconnues par tous les acteurs [Moncef Mouhoudhoire, voir son interview dans Gingembre N°15, printemps 2013, ndlr], mais qui ne peut répondre à toutes les demandes, fort nombreuses, formulées par le service des maladies infectieuses de l’hôpital. L’association a mis en place un numéro vert (soutenu par l’entreprise privée SFR). Trois militants répondent sur cette ligne qui reçoit une quinzaine d’appels par jour. Mais le fort tabou autour du VIH, limite considérablement l’implication de nouveaux bénévoles et en particulier de personnes vivant avec le VIH. Le peu de visibilité et d’actions de cette structure l’empêche d’accéder à des financements qui lui permettraient d’attirer de nouveaux bénévoles. Le cercle vicieux est constitué. C’est pourtant autour d’une association forte, donnant de la visibilité aux personnes vivant avec le VIH, mettant en œuvre des campagnes de prévention et de dépistage de proximité, que doit pouvoir s’enclencher une véritable coordination entre tous les acteurs de la lutte et une appropriation par les Mahorais d’une épidémie à ce jour très hospitalo-centrée. Le président de Nariké M’sada a participé à la création du réseau Ville-hôpital (REVIST) et en a été le premier coordinateur. Mais au bout de quelques semaines, il a été remercié. Depuis les rapports sont tendus entre les deux structures, ce qui ne simplifie pas la situation. Le président du REVIST est partant pour retisser des liens avec l’association Nariké M’sada et conduire des actions communes. Les deux structures ont d’ailleurs décrit des projets similaires (tests à résultats rapides d’orientation diagnostic/TROD dans des bus déjà existants, enquêtes épidémiologiques, actions de terrain, etc.). Mais des obstacles demeurent. Par exemple, l’Agence régionale de santé est favorable aux TROD, mais réalisés par des professionnels de santé exclusivement.

Que disent les professionnels de santé de cette situation ?

La responsable du CDAG et du service Virologie décrit la situation de Mayotte en matière de VIH comme "scandaleuse". La file active de ce médecin est d’environ 180 personnes (adultes et enfants) mais prend en charge également 400 personnes suivies pour des hépatites. Ce médecin reçoit environ 30 nouveaux cas par an dont une douzaine dépistés au CDAG. L’absence d’équipe pluridisciplinaire allonge considérablement le temps de consultation, sachant que 50 % de ces personnes sont sans papiers (parmi lesquels 38 % de Comoriens). Un temps très important est passé pour les formalités nécessaires à la prise en charge de ces personnes. Ce médecin a pu généraliser la mise sous traitement et amener 97 % des personnes suivies et traitées dans sa file active à avoir une charge virale indétectable.

Quelles sont les limites actuelles au dépistage ?

Pour arriver à endiguer les contaminations, il est indispensable de pouvoir dépister un maximum de personnes. Il semblerait qu’une formation ait eu lieu sur le dépistage, mais il nous a été impossible de savoir qui y a participé et même si cette formation s’est bien déroulée. La majorité des tests de dépistage sont effectués au cours de la grossesse. L’absence d’étude épidémiologique que j’ai déjà mentionnée, est notée par l’ensemble des personnes rencontrées. A ce jour, une timide réflexion avec l’Observatoire régional de santé de La Réunion semble s’esquisser, alors que cette situation perdure depuis des années et que le REVIST a été financé sur 2011 sans que cet objectif apparaisse clairement dans la convention, contrairement à ce qui nous a été affirmé. Il est urgent de mettre en place des actions de dépistage en allant à la rencontre des populations vulnérables permettant d’outiller et d’alimenter les études, mais bien sûr pas uniquement pour "faire des chiffres".

En 2005, le système de santé a été modifié. Quelles conséquences a eu cette réforme en matière d’accès aux soins ?

La CMU [couverture maladie universelle, ndlr] de base n'est pas applicable à Mayotte. Médecins du Monde dans le "Bulletin épidémiologique" expliquait : "Mayotte, île de l’archipel des Comores et 101e département français depuis avril 2011, ne dispose pas du dispositif de couverture maladie CMU (Couverture maladie universelle), ni de l’AME (Aide médicale de l’État). Leur mise en place n’est pas inscrite à l’agenda de la départementalisation qui s’étendra sur 15 années. Alors que les soins étaient gratuits pour tous jusqu’en 2005, la mise en place de la sécurité sociale s’est accompagnée de l’instauration d’un forfait allant de 10 à 300 euros selon les actes pour les personnes ne pouvant faire la preuve de leur nationalité française ou ne pouvant être affiliées à la sécurité sociale. Des bons d’accès permettant d’éviter l’avance de frais ("bons roses") ont été mis en place par les institutions locales pour la consultation des enfants dans le système de soins public en 2008, mais ils sont peu connus des personnes et leurs modalités de délivrance sont variables d’un dispensaire à l’autre. Médecins du Monde (MDM) a ouvert un centre de soins pédiatriques, fin 2009, dans un quartier pauvre proche de la capitale Mamoudzou. En 2010, ce centre a effectué 5 286 consultations médicales pour 2 477 enfants. La quasi-totalité des personnes qui sont venues consulter à Médecins du Monde étaient d’origine comorienne. Des liens familiaux, culturels et économiques ont existé de tout temps entre les îles de l’archipel des Comores. La migration est d’abord économique (plus de 50 %), puis familiale (25 %) et, à la marge, sanitaire (4 %). Seuls 20 % des enfants reçus dans le centre étaient affiliés à la sécurité sociale. Les trois-quarts des accompagnants méconnaissaient les "bons roses" et 72 % d’entre eux indiquaient ne pas avoir eu recours aux soins pour des raisons économiques. S’ajoutait la peur de se déplacer pour 64 % des personnes rencontrées, induite par les expulsions massives (26 000 expulsions pour un territoire de moins de 200 000 habitants en 2010). Un tiers des enfants présentait un retard de recours aux soins, et les pathologies liées à la précarité des conditions de vie (habitat en tôle, difficultés d’accès à l’eau) et au contexte épidémiologique de l’île (paludisme, lèpre endémique, dengue) étaient aggravées par le cumul des obstacles à l’accès aux soins." Il n’est alors pas compliqué de comprendre qu’une telle situation d’exception entraine des conséquences imprévisibles.

Bien que département français, Mayotte n’accorde donc pas l’aide médicale d’Etat (AME). Existe-t-il d’autres différences de ce type-là et comment s’expliquent-elles ? Que préconise AIDES concernant les dispositifs sociaux notamment ceux pour les personnes étrangères ?

Une grande différence existe en matière d’offre de soins. De très gros investissements ont été entrepris dans le système de santé depuis le début des années 2000, mais ils restent faibles en comparaison des autres régions. L’équipement en lits et places à l’hôpital devrait être trois fois plus important pour atteindre le niveau métropolitain. En chirurgie, le taux d’équipement est de 0,2 lit pour 2 000 habitants contre 0,9 à La Réunion et en Guyane et 1,65 en métropole. Le nombre de professionnels de santé reste aussi notoirement insuffisant. La densité médicale, bien qu’en augmentation, reste trois fois plus faible qu’à La Réunion et quatre fois plus faible qu’en métropole. Pour les dentistes, elle est dix fois plus faible. Certaines spécialités nécessaires sont totalement absentes de l’île. En 2005, le système de santé organisé autour d’un hôpital et de dispensaires locaux ouverts gratuitement à tous, a été remplacé par un système d’assurance maladie. Ce changement s’est traduit par l’introduction d’une médecine de ville libérale, un ticket modérateur à la charge de l’assuré, l’organisation du remboursement des frais de consultation des professionnels de santé et d’achat de médicaments. Cette médecine de ville libérale est toutefois restée très embryonnaire et, de fait, plutôt réservée aux plus favorisés avec, entre autres raisons, l’absence sur l’île de complémentaire CMU. Cette réforme a conduit à l’exclusion d’environ un quart de la population de toute protection maladie et en conséquence souvent des soins. Les premiers exclus par la réforme de 2005 ont été les étrangers en situation irrégulière, et ce d’autant plus qu’il n’existe pas d’aide médicale d’Etat (AME) à Mayotte et que les dispositifs de soins d’urgence à l’hôpital restent trop souvent inaccessibles : paiement préalable d’une provision, par exemple. Mais bien d’autres personnes en sont aussi exclues, dont les nombreux Mahorais qui ne parviennent pas à remplir les démarches administratives requises, souvent pour des raisons tenant aux pratiques des administrations et parfois pour des raisons liées à la langue dans un contexte d’absence de traducteurs. Sont aussi concernés ceux qui ne parviennent pas à justifier de leur état-civil. L’état-civil, mis en place très récemment, n’est, en effet, toujours pas réalisé pour tous les habitants, en particulier les plus démunis ne connaissant pas le français et ne sachant s’y retrouver dans les démarches administratives.

En matière de lutte contre le sida, quels sont les facteurs encourageants à Mayotte, ceux qui vous semblent être des atouts dans la réponse à l’épidémie, et quels sont les handicaps, les obstacles ? Par rapport à  ces handicaps et obstacles que propose AIDES ?

Honnêtement, nous avons trouvé peu d’éléments encourageants. La situation que nous avons pu constater est bien plus alarmante que celle vécue dans de nombreux pays africains. Les solutions viennent toujours du terrain, AIDES pourra, le cas échéant soutenir les projets et apporter son expérience pour la lutte contre le sida.

Le titre de votre rapport de mission est "Mayotte, le département oublié de la République". Quels sont, d’après vous, les moyens, relais qui permettraient de faire sortir Mayotte de cet oubli. Et quelle part, AIDES peut y prendre ?

La décision de soumettre au référendum local sur la transformation de Mayotte en département était purement politique. Il faut désormais mettre les moyens nécessaires pour que ce département soit véritablement intégré à la France et soit traité comme les cents autres. Il faut aussi des fonctionnaires de l’Etat investis et volontaristes pour mener les chantiers indispensables à ces transformations. Il faut soutenir les Mahorais les plus impliqués dans la prise en charge de l’avenir de leur île. AIDES, comme partout ailleurs, ne fera rien sans un mouvement local, de personnes impliquées et qui souhaitent, à travers leur vécu et leurs expériences, transformer leur propre société. Sans ce signal fort et clair, AIDES ne pourra rien faire.
Mayotte, la mission exploratoire
La mission s’est déroulée en décembre 2012 dans le cadre d’une convention avec la Direction générale de la Santé. Elle était conduite par Marie-Pierre Lebon, Michel Bourrelly et Michel Simon, vice-président de AIDES. Elle a donné lieu à un rapport : "Mayotte, le département oublié de la République".