Be or not to be pessimistic !

Publié par jl06 le 23.01.2019
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Brice Teinturier : « Les Français sont pessimistes, pas dépressifs »

« Le monde est perçu comme plus inquiétant, les menaces comme plus nombreuses », explique le politiste dans un entretien.

Propos recueillis par Antoine Reverchon Publié hier à 16h35, mis à jour à 09h05

 

« Nos concitoyens ont de plus en plus le sentiment de vivre dans un monde angoissant, menaçant, complexe, sans que quiconque puisse en traduire le sens et en tracer l’avenir » (Brice Teinturier).

 

« Nos concitoyens ont de plus en plus le sentiment de vivre dans un monde angoissant, menaçant, complexe, sans que quiconque puisse en traduire le sens et en tracer l’avenir » (Brice Teinturier). LÉA CRESPI POUR « LE MONDE »

Brice Teinturier, diplômé en sciences politiques, a mené toute sa carrière dans des instituts de sondage, d’où il suit depuis trente ans l’évolution des opinions et des sentiments des Français face aux mutations économiques, sociales et politiques, de plus en plus accélérées par la mondialisation et les avancées scientifiques et techniques.

La crise des « gilets jaunes » confirme la défiance des Français à l’égard des élites en général et des politiques en particulier, sentiment que les sondages d’opinion mettent en évidence depuis des années. Vous n’êtes donc pas surpris par ce qui s’est passé ces dernières semaines ?

Brice Teinturier : La défiance ne suffit pas à rendre compte de ce que nous vivons aujourd’hui. Les politiques sont convaincus que, pour regagner la confiance des Français, il faut « obtenir des résultats », et que la défiance se dissipera lorsque ces résultats seront visibles : c’est pourquoi ils s’acharnent à « poursuivre les réformes ».Mais ce manque de confiance vient de bien plus loin : nos concitoyens ont de plus en plus le sentiment de vivre dans un monde angoissant, menaçant, complexe, sans que quiconque puisse en traduire le sens et en tracer l’avenir. C’est ce sentiment qui oriente de plus en plus notre rapport au monde, notre rapport aux autres.

Il y a dix ans, lorsqu’on interrogeait les Français sur les menaces qu’ils ressentaient, le chômage venait en tête, loin devant les autres items. Aujourd’hui, tous sont en hausse et quasiment à égalité, les anciens – le chômage, la perte de pouvoir d’achat, l’immigration – comme les nouveaux qui s’y sont ajoutés – le terrorisme, le climat, l’accès à la santé, à une nourriture saine… Le monde est perçu comme plus inquiétant, les menaces comme plus nombreuses.

Cette angoisse est-elle spécifique aux Français ?

Non. Ipsos réalise en continu chaque mois depuis des années l’enquête « What worries the world ? » (« qu’est-ce qui inquiète le monde ? ») dans vingt-huit pays, les plus grands de la planète, auprès de plus de 20 000 personnes de 16 à 64 ans interrogées en ligne. Or, 60 % des répondants considèrent que leur pays « va dans la mauvaise direction » ! Mais ce chiffre varie beaucoup selon les pays. Ainsi, 94 % des Chinois disent que leur pays « va dans la bonne direction », contre seulement 12 % de Brésiliens, 19 % des Espagnols ou des Sud-Africains, et 24 % des Français.

Pourtant, la durée de vie s’allonge, le nombre de guerres et de morts violentes diminue, la pauvreté dans le monde également…

Oui, le monde va beaucoup mieux aujourd’hui qu’hier, mais cela n’empêche pas l’appréhension de monter régulièrement. Il y avait 15 000 morts par intoxication alimentaire en France il y a trente ans, et pourtant la crainte de manger des aliments mauvais pour la santé est depuis plusieurs années en forte hausse. C’est le paradoxe de la « désillusion du progrès » soulignée par Raymond Aron : notre notion de « ce que devrait être la vie » change plus rapidement que notre vie réelle.

Et nous nous trouvons ainsi confrontés à des apories qui renforcent notre angoisse. L’espérance de vie s’accroît, fort bien : mais comment nourrir tout le monde ? Et quand vais-je enfin hériter du patrimoine de mes parents ? Comment vais-je financer leurs dépendances ? Le monde est plus tolérant, plus divers, plus respectueux des différences, fort bien : mais les frontières sont-elles sûres ? Et peut-on accueillir toute la misère du monde ? Nous savons que le climat se réchauffe et qu’il faut agir, fort bien : mais comment faire ? Et qui paiera ? Nous voulons plus d’égalité et de solidarité : mais comment ne pas décourager l’initiative des plus dynamiques ? Etc., etc.

Si les opinions des Français sur ces sujets se répartissaient le long de barrières d’âge, d’opinion politique, de classe sociale, d’idéologie, il pourrait y avoir des regroupements autour de trois ou quatre projets, trois ou quatre visions de l’avenir, dont l’une pourrait finir par rallier une majorité. Mais le problème est que nous sommes tous plus ou moins traversés individuellement par ces contradictions. Cette fragmentation des individus et entre individus crée une granularité tellement forte, renforcée par l’idée, promue par la société de consommation, que l’individu est source de toute valeur, qu’elle empêche tout rassemblement, sauf par petits groupes, autour de normes partagées et d’un projet collectif.

Mais n’est-ce pas justement le rôle des politiques, des intellectuels, de proposer de tels projets ?

Une autre caractéristique de ce monde est l’absence de « traducteurs », c’est-à-dire de personnes ou d’institutions capables de comprendre la complexité et de se projeter dans l’avenir. Les médias, comme les politiques, souffrent d’une crise de légitimité, on le sait, mais aussi d’une crise du statut de la vérité. Les intellectuels ont explosé en chapelles concurrentes, incapables de rassembler.

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Les religions ne sont plus non plus légitimes pour proposer un rapport au monde, une projection dans le futur – en ce sens, il n’y a donc pas de « retour du religieux » : la flambée actuelle de l’islam comme d’autres religions est en réalité un retour de la religiosité, ce qui n’est pas la même chose. La science elle-même, l’expertise, qui savait articuler la connaissance et le progrès, ne jouent plus ce rôle : depuis une dizaine d’années, l’opinion selon laquelle « la science fait plus de mal que de bien » est en progression constante.

Les Français seraient-ils donc devenus dépressifs ?

Non, ils sont pessimistes, mais pas dépressifs. Un dépressif est quelqu’un qui n’a plus aucune envie ni capacité d’action. Alors qu’il y a de l’énergie, de la capacité créatrice, de l’envie d’agir – parfois violemment, on l’a vu –, de trouver des solutions en contournant ce qui bloque au-dessus de soi.

Je distingue pour ma part six façons d’agir contre ce sentiment d’angoisse face au monde où nous vivons.

La première, que je qualifierais d’optimiste, est de reconnaître la complexité du monde et de travailler aux solutions qui la prennent en compte. Mais c’est loin d’être le scénario dominant…

La deuxième, à l’inverse, entend simplifier à outrance ce monde complexe. C’est la désignation du complot, du bouc émissaire, le triomphe du populisme et du « y a qu’à ». Et, malheureusement, l’histoire montre que les régimes populistes durent plus longtemps que les autres…

La troisième, face à un futur inquiétant, est de retourner au passé : « Avant c’était mieux. » Cette vague du néoconservatisme a connu en France son apogée il y a environ dix ans, lorsque la phrase de nos enquêtes « Rien n’est plus beau que mon enfance » recueillait jusqu’à 52 % de suffrages… Cela a un peu diminué depuis.

La quatrième est celle de la purification. Pour éviter que les choses soient complexes, retournons à une pureté originelle plus ou moins mythique : sans sel, sans gluten, ou bien… sans étrangers. C’est malheureusement un scénario que l’on a déjà vu à l’œuvre dans l’histoire, et qui a de nouveau le vent en poupe…

La cinquième est de changer l’individu lui-même. Plutôt que de changer un monde trop compliqué, changeons-nous nous-mêmes, augmentons nos capacités personnelles, notre corps, mais aussi, pourquoi pas, notre cerveau : c’est l’homme augmenté.

La sixième est ce que j’appelle les « réalliances », c’est-à-dire le fait de se constituer en petits groupes partageant une communauté de valeurs et d’opinions pour atteindre des objectifs identifiés, à défaut de pouvoir « changer le monde » ou le « système » dans son entier : manger bio, consommer localement, manifester contre une taxe jugée injuste, boycotter une entreprise qui pollue, empêcher la fermeture d’une classe ou d’un bureau de poste, etc. Mais il s’agit de communautés fugaces, en recomposition permanente, incapables de proposer au plus grand nombre un projet global, une vision de l’avenir.

Là encore, ces réponses peuvent cohabiter et varier selon les moments et les circonstances chez les mêmes individus. Elles ne sont pas incompatibles et peuvent se combiner selon des proportions variables : on peut manger bio et regretter le bon vieux temps, se mobiliser pour le pouvoir d’achat et être raciste, dénoncer un complot et rêver de l’homme bionique… D’où la difficulté à tirer de tout cela un projet commun mobilisateur qui trouverait enfin le chemin de la majorité dans les urnes. Ce qui reste malgré tout le meilleur moyen d’exprimer la volonté générale de parvenir à une société meilleure.

 

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GRAND DÉBAT NATIONALZEN - Comment aborder sereinement les hauts et les bas de l'existence ? Voilà un thème qui colle parfaitement à l'actualité alors que le "Grand débat national" bat son plein. Ça tombe bien, c'est aussi celui abordé dans le livre "A nous la liberté !", écrit à trois voix, par le psychiatre Christophe André, le philosophe Alexandre Jollien et le moine bouddhiste Matthieu Ricard. L'occasion de demander à ce dernier son sentiment sur la crise qui embrase le pays.24 janv. 14:46

Il y a trois ans, avec deux amis, le psychiatre Christophe André et le philosophe Alexandre Jollien, le moine bouddhiste Matthieu Ricard s'était donné pour mission de partir en quête de sagesse dans un livre devenu best-seller. Il a décidé de reprendre son bâton de pèlerin avec ses deux compères pour se lancer cette fois dans l'aventure de la liberté intérieure, celle qui nous permet d'aborder sereinement les hauts et les bas de l'existence, dans un ouvrage paru mercredi 23 janvier, "A nous la liberté !" (Editions L'Iconoclaste-Allary). 

 

Un livre qui fait écho à l'actualité avec le mouvement des Gilets jaunes et le lancement depuis une semaine d'un "Grand débat national" tentant d'enrayer cette crise. Car finalement, cette fronde ne se limite pas à des revendications politiques, elle distille également des réactions émotionnelles, comme la colère ou la haine, qui cachent bien des peurs et des souffrances. "Mais attention à ne pas mettre toutes ces émotions dans le même sac, prévient Matthieu Ricard : péter les plombs parce qu'on est énervé, ce n'est pas la même chose qu'une colère froide qui a l'intention de nuire à la personne", nous dit-il. Le moine bouddhiste distingue ainsi une colère "profondément indésirable, qui se traduit en animosité et en haine, et une autre qui peut mener, avec bienveillance et compassion, à faire ce qu'il faut pour remédier aux causes de l'injustice ou de la souffrance".

Une crise du "superflu"

Une nuance qu'il est bon de préciser, car on l'a vu ces dernières semaines, la colère peut aussi se transformer en violence. Face aux casseurs qui ont rejoint l'ire populaire, celui qui porte la voix du Dalaï Lama se montre sans concession.  "L'indignation ou la non-acceptation d'une oppression, c'est un sentiment justifié. En revanche, aller brûler les voitures des copains qui, entre nous soit dit, ont probablement autant de mal à gérer leur fin de mois, pour protester contre le fait qu'on est un peu laissé pour compte socialement, ce n'est pas un très bon exemple de solidarité".

 

Sans remettre en cause les difficultés que bien des gens rencontrent pour boucler leur fin de mois, notre moine bouddhiste a bien envie de relativiser les atermoiements de la société actuelle. "C'est plutôt une crise du 'superflu' quand, par exemple, on n'a pas assez d'argent pour changer de voiture... tous les trois ans. Et que dire des immenses files d'attente pendant les soldes. J'étais récemment à New York, et des dizaines de personnes attendaient devant un magasin. Quand j'ai demandé ce qui se passait, on m'a répondu que dans deux heures des foulards en soie d'une grande marque allaient être mis en vente pour 300$ au lieu de 600 !", raconte-t-il.

 

Une société du consumérisme qui lui paraît bien futile face à une réalité qu'il croise au quotidien au Népal, pays où il vit depuis les années 70 : "Là-bas, il y a des femmes qui dès 7 h du matin font la queue pour avoir un peu de kérosène pour faire la cuisine à leurs enfants. Il n'y a pas de sécurité sociale, d'allocations familiales, de chômage, ou de retraite, zéro pointé. Se dire que l'on peut se faire soigner en France, avec une simple carte Vitale, c'est quand même un incroyable privilège. L'Etat providence, ça veut bien dire quelque chose", s'agace-t-il, tout en reconnaissant qu'il y a tout de même un malaise dans notre pays. "Encore une fois, je ne parle pas des gens qui ont vraiment du mal à joindre les deux bouts, mais n'y aurait-il pas un peu d'individualisme dans tout ça, d'enfants gâtés qui veulent toujours plus ? Ceci dit, lorsque je suis en France, je vis à la campagne, et je vois bien la désertification médicale dans certaines régions, la perte d'emplois dans certains secteurs. C'est une réalité, il y a une négligence d'une France invisible qui souffre".

VOIR AUSSI"Quand la colère devient haineuse, elle se dirige contre une seule personne" : comment Macron est devenu l'épouvantail des Gilets jaunesOn a parfois oublié que la politique, c'est être au service de la population. Lancer un "Grand Débat", c'est une bonne chose si c'est fait avec de la bonne volonté, sans démagogie.Matthieu Ricard, moine bouddhiste

Une négligence que le gouvernement tente, tant bien que mal, de réparer. A l'image des débats qui se multiplient un peu partout en France depuis une semaine. Permettront-t-ils d'apaiser les choses ? Matthieu Ricard l'espère : "Pourvu qu'Emmanuel Macron mène cette entreprise jusqu'au bout avec bon sens et empathie", lance-t-il. "On a parfois oublié que la politique, c'est être au service de la population. Lancer un "Grand Débat", c'est une bonne chose si c'est fait avec de la bonne volonté, sans démagogie. Les Français doivent s'exprimer mais après, il faut en tenir compte". Le moine bouddhiste prend l'exemple de la crise financière islandaise de 2008, "quand les banques ont fait tellement de bêtises que le pays était quasiment en faillite" : "Il y a eu des consultations à tous les niveaux, des représentants de chaque village ont été nommés et ils ont changé le gouvernement en fonction de ce qu'ils voulaient vraiment. Il faut se dire qu'on est tous dans le même bateau et que si on fait le couler parce qu'on n'est pas raisonnable, ça n'arrangera personne".