EXTRAIT DE "LA FUITE A CHEVAL TRES LOIN DANS LA VILLE"

Publié par BESA le 02.06.2008
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(Que celui qui a perdu son chat, si la passion frustrée le consume; si l'ardeur qui lui mord les entrailles lui fait croire qu'elle le ferait passer au-dessus de montagnes; si les germes de l'abandon, du désespoir et de la timidité ont été étouffés au fond de lui par cette soudaine, insupportable et révoltante solitude;

Que celui qui a perdu son chat, s'il n'a pas peur du hasard; s'il ne craint pas d'errer, aveugle, dans un dédale dont il ne retrouvera jamais le fil, ni de frôler la découverte d'un inquiétant pouvoir dont il ne saura jamais rien,

Que celui-là sache que tout chat perdu se retrouve ici, que tous les chemins errants de chats conduisent à la porte du cimetière de la Colline aux Crapules, aux creux des mains de ses maîtres grognons;

Qu'il s'embusque derrière une touffe de feuilles, se mêle aux stucs et aux angelots, guette le sac déballé et le petit sifflement imperceptible;

Qu'alors il se jette sur la silhouette penchée, s'y agrippe, la questionne sans relâche,menace de l'étrangler,ne se laisse duper par aucun artifice. S'il est un vrai terroriste, il parviendra à ses fins. Il remontera la filière, il passera d'un "Voyez ce vieux monsieur, là-bas" à un "Demandez à la dame du bout de l'allée";

Et il ne peut pas alors ne point retrouver son transfuge, goinfrant à l'ombre d'un vieillard haineux; mais si on lui dit,sans hésitation: "un roux tacheté? depuis avant-hier? impossible", alors,qu'il s'abandonne au désespoir, car son chat est perdu pour toujours.) 

BERNARD-MARIE KOLTÈS