Le virus a tué ma jeunesse

Publié par Rimbaud le 24.11.2017
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           On n’écrit bien qu’en se saisissant d’un sujet mais tout tourne, tout s’entasse, tout advient, tout se bouscule, tout se superpose, tout cogne à la porte, tout gueule, tout hurle, tout exige la première place : il me faudrait sonder la fatigue ancestrale qui s’accumule au fil des journées et l’incapacité du corps à éliminer la quantité surabondante de drogue injectée, comme un léger gonflement, une légère tension épidermique, quelques grammes subrepticement portés ; la folie du don de soi à la jeunesse qui exige une attention de tous les instants et les mille marques de reconnaissance, et la lucidité de se savoir de passage – quitte à n’être qu’un souvenir, qu’il soit lumineux ; le grand chorégraphe qui m’envoie des photos du Caire où il est occupé à rédiger ses mémoires, lui, mille fois exilé, lui, mille fois revenu, lui, qui appartient à la terre, qui sait que la maître suprême rend le disciple libre en ne l’enfermant pas, en le mettant au monde, dans un rapport juste, vrai au réel, lui, le créateur visionnaire ; ce n’est pas un hasard si mes cadeaux de noël auront tous, cette année un rapport au temps, aux objets vieillis, aux sculptures éternelles, aux talismans de feu ; chaque semaine, je mets désormais sur ma salle laide de cours une citation, et j’y ai placardé l’immense affiche de Rimbaud qui dévisage un à un les passants du couloir ; je n’ai plus de temps pour les tâches ménagères, projeté dans une course non pas contre (l’espace, le temps ou la mort) mais avec (ce que je sais faire, la musique et la pensée) ; il faut que je trouve la force de m’envoler pour l’Egypte pour aller voir le grand ballet à l’opéra ; certains activistes semblent plus préoccuper par l’image qu’ils ont d’eux-mêmes que par la cause qu’ils défendent, et rêvent de gloire ; les élèves sont venus me voir (merde aux sceptiques !) pour me dire que c’était vachement bien de parler du VIH, des IST, des homos et du reste avec moi, que je n’étais pas obligé de le faire, qu’ils ont appris des trucs, que c’est mieux qu’avec les infirmières, que c’est moins chiant, que, même si je suis un adulte, j’ai su les laisser s’exprimer, que ça leur a fait du bien, qu’ils connaissent des jeunes qui sont perdus et qui ont pris des risques, que c’était nécessaire, que c’était le bon moment, que j’ai su leur parler avec précision et pudeur, sans mettre personne mal à l’aise ; je me demande comment j’ai réussi à faire ça ; l’autosatisfaction dure une minute, une minute libératrice, une minute salvatrice, une minute utile et dynamique, puis, de retour à la solitude, je sais que tout est à refaire, que tout est à refaire tout le temps, que rien n’est stable, que, seul, je ne peux provoquer de changement conséquent mais que je ne suis pas un fédérateur ; il faut être dévoré d’ambition pour que naissent les révolutions, et avoir un ouragan de vitalité dans les entrailles ; ma faiblesse me répugne et serpente en moi, nourrie des paroles négatives des grands semeurs de doutes stériles ; je n’ai de goût que pour l’inachevé, l’imparfait, la suspension, le détour, la perte, la quête inaboutie, l’esquisse esquivée ; oui, tout danse une danse désordonnée, confuse, où seule la personne qui a une vue d’ensemble en saisit le mouvement, la direction, l’énergie en pointillés ; les deux seuls séropositifs que j’ai rencontrés, c’est mon contaminant privé de visage, de contours, de nom, d’identité, d’histoire, et moi-même. Le virus a tué la jeunesse. Voilà, c’est ça. Le virus a tué ma jeunesse.