Direction sexuelle assistée !

Publié par jfl-seronet le 24.08.2009
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Pionnier de la lutte contre le sida en France, le professeur Willy Rozenbaum revient pour le magazine Remaides et Seronet sur l'avis du Conseil national du sida, qu'il préside, sur l'intérêt du traitement anti-VIH en matière de prévention. Un avis qui fait date. Interview.
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Quel était votre principal objectif en publiant cet avis sur "l'intérêt du traitement comme outil novateur de la lutte contre l'épidémie d'infections à VIH" ?


Notre idée était d'avoir un discours qui soit audible et qui puisse être accepté par une majorité. L'idée n'était pas d'obtenir un consensus, mais d'arriver à une formulation des choses qui soit recevable par une très grande majorité. C'est cela qui nous a d'abord intéressé et cela a nécessité un effort important d'élaboration des idées.

En lisant l'avis du CNS, on a le sentiment que vous avez voulu éviter le piège du : "Pour ou contre l'avis suisse"…


C'est clair que oui. Le Conseil l'a très vite exprimé. Ce projet d'avis sur le traitement comme outil de prévention était à l'ordre du jour du CNS avant que la Commission fédérale suisse pour les problèmes liés au sida ait publié le sien. Ce n'était pas une priorité pour nous parce que, globalement, nous estimions que nous n'avions pas suffisamment de données pour asseoir un avis techniquement étayé. Il y avait des indications, on voyait des données s'accumuler, mais pas suffisamment pour que nous pressions le mouvement. L'avis suisse nous a un peu "boostés". Le débat s'est bloqué assez vite lorsque les spécialistes du VIH se sont heurtés sur une formulation qui a crispé les tensions ["Les personnes séropositives ne souffrant d'aucune autre MST et suivant un traitement antirétroviral efficace ne transmettent pas le VIH par voie sexuelle", dixit la Commission suisse].

Si on veut résumer la situation, il y a d'un côté les Suisses, l'Organisation mondiale de la Santé, les Canadiens et puis maintenant le CNS qui sont plutôt favorables à ce que cette annonce de l'intérêt du traitement dans la réduction de la transmission soit faite, mais bien accompagnée. Et puis, il y a les autres, notamment certains Australiens, qui sont plus réservés. Du côté américain, on se situe un peu entre les deux. D'un côté, on est globalement d'accord avec cette information, mais on estime que d'autres données d'études sont nécessaires. Par exemple, pour connaître l'impact des résistances, l'impact sur le long terme d'une prise de risques répétitive, etc. En fait, la question est de savoir comment utiliser cette nouvelle en stratégie de santé publique, c'est-à-dire pour la collectivité. Ce qui est dommage, c'est que du coup la stratégie individuelle n'est pas abordée, mais il est vrai que c'est plus compliqué. Je constate que Julio Montaner [médecin et actuel président de l'International Aids Society] a été un des premiers à parler de cela, bien avant l'avis suisse. Président de l'International Aids Society, il est probable qu'il en fasse un de ses chevaux de bataille. A l'Organisation mondiale pour la santé (Département VIH/sida), Kevin de Kock porte cela depuis 2000.


Le débat s'est installé. Il va continuer. On voit bien que parmi les spécialistes, il y a des oppositions. Chacun s'envoie ses arguments et c'est ce qui s'est passé au niveau même du CNS où les clivages qui existent à l'extérieur sont apparus. La bouffée d'oxygène nous a été apportée par les membres du CNS qui ne sont pas spécialistes. Ils nous ont obligés à nous poser les questions simplement : "Quels sont les faits ? Sur quoi peut-on se baser pour dire telle ou telle chose ? "Si c'est vraiment comme ça, il faut le dire." "On ne peut pas dire qu'il y a un risque zéro ? C'est vrai ! Donc, on le dit.", etc. Pour moi, il en va de ce débat un peu comme celui sur la fellation. Ce débat se posait assez curieusement dans les mêmes termes. Des gens ont considéré ce risque négligeable dans un contexte pragmatique et d'autres pensaient le contraire. De manière générale, les gens savent très bien gérer un risque incertain en fonction de la situation dans laquelle ils se placent. C'est cela que nous avons essayé de dire. On ne peut pas et on ne pourra sans doute jamais affirmer la valeur exacte du risque. En revanche, on peut affirmer une réduction considérable du risque. Nous avons aussi évité d'opposer l'efficacité du préservatif à l'efficacité du traitement, comme certains l'ont fait. Là, il y a eu un peu de crispation parce que nous avançons que la réduction des risques avec le préservatif ou avec le traitement est sans doute du même ordre. En revanche, leur usage est bien différent. C'est ce point qui est le plus important, bien plus que de savoir si l'un réduit les risques de 99 % et l'autre de 98 %

Un point important de l'avis est de penser l'utilisation du préservatif et celle du traitement en complémentarité…


En effet, il n'y a aucune raison d'opposer l'un à l'autre. Du reste, ce n'est pas du tout la même utilisation. Un exemple : le traitement antirétroviral ne marchera pas contre les infections sexuellement transmissibles si vous êtes en situation de risque par rapport aux IST.

… s'agit-il d'une révolution en matière de prévention ?


Evidemment ! Je ne vais pas vous faire l'injure de reprendre l'histoire de la lutte contre le sida depuis le début… Dans un contexte où il n'y avait pas de traitements, la première stratégie qui a été élaborée en 1986/1987, j'y ai d'ailleurs contribué, s'est fondée sur le dépistage volontaire à l'initiative des personnes elles-mêmes, sur la responsabilisation des individus, sur cette idée de "Se protéger et protéger l'autre". Cela reste bien évidemment vrai, mais cela se fait différemment. Il y a aujourd'hui un nouveau paradigme [modèle, ndlr] qui n'est pas obligé de couper la tête du précédent. Il faut moduler, mais il faut aussi s'adapter et notamment au fait que le dépistage tel qu'il a été conçu dans ces années-là n'est plus adapté à la situation actuelle. Aujourd'hui, il y a un bénéfice à en tirer au niveau individuel et collectif. Pour se traiter, il faut se dépister. Pour nous, c'est la clef si on veut que le traitement puisse avoir un impact réel pour la collectivité et pour l'individu.

Le CNS a déjà rendu un avis en 2006 sur le dépistage. Avez-vous le sentiment qu'il y a eu des progrès dans ce domaine ?


Il n'y a eu aucun progrès malgré tout ce qui a été fait précédemment. On vit dans un drôle d'environnement politico-administratif. Notre avis est un argument de plus pour une réforme du dépistage. En 2006, un précédent avis sur le dépistage avait troublé l'administration qui avait saisi la Haute autorité de santé [HAS, ndlr], une structure dont on sait qu'elle ne peut pas travailler rapidement. La HAS a émis son propre avis en octobre 2008 ne portant que sur les outils du dépistage avec deux recommandations principales : on peut ne faire qu'un seul test Elisa et non plus deux avec deux techniques différentes comme l'oblige un texte de 1994. La France est le seul pays du monde à faire deux tests. Ce n'est pas grave en soi, mais cela coûte deux fois plus cher. Je cite cet exemple pour expliquer que les techniques évoluent, que les enjeux changent et que rien ne bouge. C'est cela qui est déprimant. Le deuxième point de l'avis de la HAS concernait les tests rapides. L'avis dit que c'est très bien, que des études ont montré que, dans certaines circonstances, cela apporte des bénéfices, mais comme ces études ont été faites à l'étranger, il faut les refaire en France ! Maintenant, on attend le nouvel avis de la HAS sur la stratégie de santé publique en matière de dépistage. On peut d'ailleurs s'étonner de la méthode qui consiste à d'abord donner un avis sur les outils avant de s'intéresser à la stratégie. L'inverse aurait été plus logique et bien mieux.

D'une certaine façon, l'avis du CNS dresse le constat d'un échec de la prévention telle qu'elle est actuellement faite et propose une nouvelle façon de faire.


Oui. Nous proposons une stratégie plus adaptative aux situations. Qui peut imaginer que dans les mêmes situations, nous aurons tous la même gestion du risque ? Qui fait ça ? Dans quelle activité humaine fonctionne t-on comme ça ? Aucune ! La gestion d'un risque se fait toujours en fonction de la situation dans laquelle on se trouve. On ne fera donc pas la même chose lors d'une rencontre occasionnelle que dans un couple stable ou encore dans un couple amoureux qui vient de se rencontrer. On n'utilisera pas les mêmes outils de prévention ni le mêmes stratégies. Je suis persuadé que le plus important est de donner l'information la plus juste possible pour que les gens se l'approprient. C'est ce que les gens font en permanence dans la vie courante pour déterminer un risque et décider. Le risque est évalué en fonction de la situation, du plaisir que l'on trouve à faire quelque chose, de la capacité qu'on a d'utiliser certaines ressources pour élever son niveau de sécurité… Tout cela n'est pas facile pour les gens, mais c'est ce qui se passe. Concernant ce risque négligeable, résiduel dont on parle dans l'annonce suisse, j'insiste auprès des personnes qui viennent me voir sur un point. Je leur dis toujours que la seule chose qui doit être un repère pour elle, c'est que lorsqu'on parle d'un risque sur un million, il faut anticiper que cette fois-là sur un million, il y a une possibilité que cela soit elle. Cette éventualité doit être anticipée. Il faut réfléchir à la façon dont on va réagir, dont on va la vivre. Dans les couples, c'est comme ça aussi. Ce risque, c'est peut-être un risque sur un million, mais si c'est vous, c'est 100 % ! Vous pouvez décider que ce risque vaut la peine, mais il est important d'anticiper un mauvais scénario, même si ce scénario est très improbable. C'est une banalité de dire que la vie est un risque permanent.

Prenons un exemple. Lorsqu'on part un week-end de Toussaint, on sait que les probabilités d'avoir un accident sont nettement plus élevées que celles d'en avoir un en semaine. Lorsqu'on prend la décision de partir le week-end, c'est parce qu'on y a un intérêt spécifique, qu'on ne pense pas seulement en terme de risque, mais au bénéfice que l'on a à le faire tout de même. On sait qu'il va y avoir des accidents, les informations nous préviennent, mais cela ne nous paralyse pas tous pour autant. Certains vont décider de partir et d'autres pas. C'est comme ça que nous fonctionnons tout le temps. Pour permettre une prise de décision dans les meilleures conditions, il faut donner l'information aux gens. Une information aussi objective que possible à partir de laquelle les personnes sont capables de peser les bénéfices, les gratifications, les plaisirs et d'évaluer le risque. C'est-à-dire de l'anticiper.

Avec cet avis, vous faites un pari sur l'intelligence des gens à comprendre cette nouvelle et à l'intégrer dans leur vie. A la suite des réactions que vous avez eues, êtes-vous conforté dans l'idée que c'était le bon choix de porter largement ce sujet dans l'opinion ?


Oui, bien entendu. Cela fait longtemps que les gens me posent des questions sur ce sujet-là, notamment sur l'intérêt du traitement comme moyen de prévention. Vous savez toutes les femmes séropositives sous traitement qui ont accouché d'un enfant sans qu'il soit infecté, cela fait longtemps qu'elles se disent :"Eh bien, si mon enfant n'a pas été contaminé alors que je l'ai porté pendant neuf mois, n'y a-t-il pas un risque réduit de transmission lors des relations sexuelles avec mon conjoint ?" Cette question, les couples me la posent depuis longtemps. D'ailleurs, beaucoup de couples ont déjà pris la décision de ne plus mettre de préservatifs ou d'en mettre de manière intermittente. Mais les personnes en parlent comme d'une transgression. A la suite de notre avis, des personnes me disent que ce que nous disons leur a retiré le poids de la culpabilité. Il ne faut pas oublier que c'est souvent la personne séropositive qui est la plus réservée quant à l'abandon du préservatif. La crainte et le sentiment de culpabilité qui peut l'accompagner d'éventuellement contaminer son partenaire sont très forts chez une majorité des gens. Ça bouffe même la sexualité. Cette annonce peut contribuer à ouvrir le dialogue. Pas mal de gens me disent : "Qu'est-ce que je dois faire ?" Je ne peux pas répondre à cette question. Je ne peux pas prendre une décision pour eux. Je donne l'information. Nous en discutons le plus précisément possible. C'est aux personnes de décider.

Vous dites que cette nouvelle est à la fois à même de changer le regard de la société sur les personnes séropositives et le regard que ces personnes portent sur elles-mêmes. Etes-vous sûr de cela ?


C'est un pari. Encore une fois, les réactions que j'ai de la part de patients me montrent qu'à titre individuel, les gens se sentent plus légers. C'est important dans un contexte où beaucoup de patients et singulièrement les gays me font part de leur difficulté à dire leur statut à leur entourage et aux gens qu'ils rencontrent. Cela fait maintenant quelques années que je n'ai pas un seul témoignage de patient gay qui va dans le sens d'une facilité de communication sur ce sujet dans une rencontre sexuelle dans le milieu gay. Je suis très étonné qu'on me dise que les gays n'arrivent pas à en parler dans leur milieu, même dans les échanges pour envisager une relation prolongée. Il y a un silence sur ce sujet dans le milieu gay que je trouve invraisemblable presque schizophrénique quand on connaît la réalité statistique du nombre de gays qui sont séropositifs. Le fait d'être séropositif y est presque devenu une insulte. Alors comment jouer là dessus ? Je ne sais pas. Dans la population générale, le fait de pouvoir dire que des femmes séropositives peuvent avoir des enfants peut retirer une partie de la crainte à l'égard des personnes séropositives. Mais ce qui est compliqué, c'est que l'image de la maladie reste encore associée à des pratiques que la société dans sa majorité considère comme déviantes. Nous faisons le pari que cette nouvelle peut jouer un peu pour changer les mentalités.

Un des enjeux de votre avis est d'inciter tous les acteurs à débattre, à changer leurs habitudes, à modifier leurs visions… A ce titre, qu'avez-vous pensé de la réaction de la Direction générale de la santé sur l'avis du CNS ?


Le fonds du discours n'a pas été entendu. Et c'est même à se demander si notre texte a été lu. Et s'il a été lu, il n'a pas été compris. Je suis triste et déçu de la profonde incompréhension qui ressort du communiqué envoyé par la Direction générale de la Santé, mais pas vraiment surpris tant il me semble être dans la droite ligne, caricaturale, de ce qui se fait depuis des années. C'est-à-dire marqué par un immobilisme, une incapacité à poser les enjeux, une absence d'axes politiques. Les sujets sont complexes et il y a bien souvent une accumulation de décisions, un empilement dont il faudra bien reconnaître un jour qu'ils ne constituent pas une politique. Je ne suis donc pas confiant sur l'utilisation que fera le prochain plan national de lutte contre le sida de notre travail. Je compte sur d'autres, les associations notamment pour s'en emparer. Nous, nous avons fait notre boulot.
Iconos : Sexy Sex par PinkMoose, Combat de Cocqs par Debaird, "On The Way Home" par Jovas167

Commentaires

Portrait de skyline

Bravo, une belle entrevue. Nous avons la chance d'avoir un tel président du CNS, qui est pragmatique, nuancé, et qui n'infantilise pas les personnes séropositives. De l'espoir donc...