le "Salles" tour de Matignon !

Publié par jfl-seronet le 01.09.2010
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Le climat pourri de l'été (très nette canicule sécuritaire !) aura eu raison du débat sur les salles de consommation de drogues à moindre risque. Les arguments scientifiques, ceux de bon sens comme ceux de santé publique n'ont pas emporté le morceau face à un discours idéologique porté jusqu'à la caricature par le gouvernement et la Mildt. Pas de débat, pas d'expérimentation, pas de curiosité sur les expériences étrangères (dont certaines à succès). Rien, le gouvernement a choisi une fois de plus de faire peur. Comment en est-on arrivé là et qui est la cause de ce nouveau gâchis ?
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Pas nouveau et toujours controversé, tel est le débat sur la réduction des risques en matière d'usage de drogues. Il suffit que quelqu'un parle de salles de consommation de drogues à moindre risque (sans même utiliser le terme de "salles de shoot") pour que la crispation gagne les rangs de la majorité et du gouvernement. Il y a quelques mois, c'est le député/maire du XVIIIème arrondissement de Paris, Daniel Vaillant, ancien ministre de l'Intérieur, lance le débat (aussitôt converti en polémique par la droite) en parlant dépénalisation du cannabis et changement de politique avec l'abandon du tout répressif. La mairie de Paris et le conseil régional Ile-de-France s'affichent, eux, en faveur d'une expérimentation de salles de consommation supervisée à Paris. Ils votent même des subventions pour financer une étude exploratoire sur l'intérêt d'un tel dispositif dans le bassin francilien. On assiste alors au traditionnel débat entre gauche et droite, un grand classique, qui tombe pile/poil au moment des élections régionales. Cela nous donne la gauche qui est pour des expérimentations et la droite qui accuse la gauche de vouloir faire entrer librement la drogue dans les lycées (ben voyons !). La polémique se maintient jusqu'à la sortie le 30 juin 2010 des résultats de l'expertise scientifique confiée à l'Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) sur la réduction des risques en matière d'usage de drogues. Commandité par le ministère de la Santé, ce travail (qui a pris deux ans) indique très clairement qu'on peut faire mieux sur le plan de la santé publique en prenant exemple sur les expériences (réussies dans des pays voisins) de mise en place de salles de consommation à moindre risque. Il s'agit rien moins que de proposer un nouvel accès aux soins et de développer, en complément d'autres approches, un travail d'éducation à la santé. Le rapport de l'Inserm préconise une expérimentation. C'est alors qu'arrive la conférence de Vienne, une conférence dont un des axes forts concerne les politiques à l'égard des personnes consommatrices de drogues. La ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, en profite pour faire part officiellement de son souhait que la France expérimente, à son tour, de telles salles de consommation supervisée. Elle y revient quelques jours plus tard lors d'un déplacement à Bayonne. Et c'est là que tout bascule, on n'assiste plus seulement à une opposition gauche/droite, mais en plus à un clivage droite/droite.

Salles de consommation : quels sont les arguments de l'Inserm ?
Saisi par la ministre de la Santé sur la réduction des risques chez les usagers de drogue, l'Inserm rend le 30 juin 2010 son rapport. Les experts de l'Inserm s'y livrent à une analyse de la littérature scientifique concernant les centres d'injection supervisée (on parle en France de salles de consommation). Ils affirment que les études scientifiques analysées "démontrent clairement une diminution des abcès et autres maladies liées à l'injection, une diminution des comportements à risque de transmission du VIH/VHC (partage de matériel usagé ou de matériel servant à la préparation de l'injection) chez les usagers, avec une probable influence plus large sur la communauté des usagers". Pour autant, ils notent que, du fait d'un manque d'études et de difficultés méthodologiques : "On ne peut tirer de conclusions sur une influence spécifique [de ce dispositif] sur l'incidence du VIH ou du VHC." Autrement dit, on sait que cela marche, mais on ne sait pas complètement dans quelle mesure.

Cette honnêteté et ces prudences ne paient pas puisque le responsable de la MILDT  (Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie) Etienne Apaire en profite pour déformer les conclusions du rapport. Très crânement, il affirme ainsi que "l'impact des salles d'injection sur la réduction des infections (VIH, hépatites) n'y est pas démontré". Evidemment, c'est un argument en or pour ne rien faire, pas même une expérimentation. Cette ligne (si on peut se permettre !) sera suivie par Matignon qui affirme (10 août) que les salles de consommation supervisée ne sont "ni utiles, ni souhaitables". Etienne Apaire va même jusqu'à ajouter : "Le fait [que les salles] pourraient faciliter l'accès aux soins des toxicomanes, voire leur sortie de la dépendance, n'en est qu'au stade de l'hypothèse." Or, l'Inserm affirme : "Même si une partie non négligeable des usagers sont ou ont déjà été en traitement, certaines études montrent une augmentation du nombre d'usagers entrant en traitement pour leur dépendance. Les résultats des études suggèrent donc une complémentarité entre [salles d'injection supervisée] et traitement de la dépendance."

Membre de l'équipe de l'Inserm qui a travaillé sur ce rapport, le docteur Polomeni revient sur les idées fortes du rapport dans une interview à l'AFP (13 août). Il y rappelle que dans les huit pays où elles existent, les salles de consommation de drogue supervisées ont permis "une amélioration claire de la santé" des personnes toxicomanes et une "pacification" de leurs quartiers d'implantation. Concernant la France, il explique qu'un tel dispositif "peut être un outil complémentaire utile, au sein d'une politique de réduction des risques plus globale." Et ce d'autant que les études "montrent que les centres d'injection permettent un accès aux soins et au bout d'un certain temps, ça peut permettre à certains [consommateurs] d'entrer dans des programmes de substitution et de sevrage".



Le soutien des associations
"L'ouverture de salles de consommation pour les usagers de drogue constituerait un progrès sanitaire et social, loin de la caricature qu'en font ses détracteurs", explique, le 10 août, à l'AFP Pierre Chappard, coordonnateur du Collectif du 19 mai, un collectif d'associations de réduction des risques (dont Asud, Act Up-Paris, Anitea, SOS Hépatites, Safe, sallesdeconsommation.fr, Gaïa). Il s'agirait d'une "porte d'entrée vers le soin" et d'un facteur de lien social, à l'opposé de l'image véhiculée par l'appellation "salles de shoot" employée par certains députés UMP, explique t-il. La dénomination de "salles de shoot" est "un terme "péjoratif" utilisé par les "opposants durs" parce que "ça fait croire qu'on peut y faire n'importe quoi dans les pires conditions sanitaires alors que c'est justement l'inverse", dénonce t-il. Selon le Collectif, "on refuse encore ce dispositif en France pour des raisons idéologiques fondées sur la théorie de l'abstinence à tout prix qui a été dévastatrice" dans les années 80 avant la mise en place d"une politique de réduction des risques (échange de seringue, puis produits de substitution)."

L'opinion publique plutôt favorable
Pour une surprise, c'est une surprise. 53 % des Français sont favorables à l'ouverture de salles de consommation supervisées pour usagers de drogue, selon un sondage Ifop pour "La lettre de l'Opinion", rendu public le 19 août. Dans le détail, 11 % sont "très favorables" et 42 % "plutôt favorables", tandis que parmi les 47 % d'opposants, 23 % y sont "plutôt opposés" et 24 % "très opposés". Un clivage gauche-droite se dessine parmi les sondés : les sympathisants de gauche y sont favorables à 67 % et 33 % opposés ; les sympathisants de droite y sont favorables à 42 % et 58 % opposés.

Elus et partis : ça dit oui, ça dit non !
A part quelques figures un peu isolées, à l'UMP comme le maire de Marseille Jean-Claude Gaudin, favorable à une expérimentation dans sa ville, on joue le front du refus. Les plus virulents opposants sont d'une part les députés UMP les plus conservateurs (on peut citer Jean-Paul Garraud, Thierry Mariani, Christian Vanneste, Lionnel Luca, Jacques Myard) et des élus parisiens (Bernard Debré, Jean-François Lamour et Philippe Goujon). Dans un texte signé par quatorze élus UMP qui se considèrent comme le front "anti-salles de shoot", on peut y lire des phrases du style : "Comme si le fait de se droguer dans un local aseptisé rendait la drogue plus douce et moins dangereuse !"

A gauche, le Parti socialiste se dit (11 août) "favorable" à l'ouverture de salles de consommation de drogue sous surveillance médicale et estime "positif" tout ce qui va dans le sens d'un "meilleur encadrement sanitaire" des toxicomanes. Toutefois, souligne un responsable socialiste, "ce n'est pas pour nous le premier pas vers une légalisation" de drogues. "La légalisation est une position que le Parti socialiste n'a jamais fait sienne". Faut pas rêver ! Le même jour, les Verts indiquent qu'ils sont "favorables à une prise en charge sanitaire et sociale des toxicomanes, qui passe par les produits de substitution et des lieux adaptés". "C'est la seule façon de traiter la toxicomanie, si on ne fait rien, cela s'appelle de la non assistance à personne en danger", explique un responsable des Verts. Du côté de l'UMP, on suit la ligne du parti. Secrétaire général de l'UMP Xavier Bertrand se dit (11 août) fermement opposé aux salles de consommation de drogue encadrées médicalement, estimant que l'objectif devait être de "casser la dépendance" et non de l'"accompagner". "Il vaut mieux travailler avec les professionnels, avec les pharmaciens. Il vaut mieux améliorer le dépistage, prendre en charge les hépatites. C'est plus efficace que ces salles qui, en plus, sont très coûteuses et dont l'efficacité n'est même pas avérée", avance t-il.

La cacophonie gouvernementale
Pas directement concernée dans ses attributions ministérielles, la secrétaire d'Etat à la Famille Nadine Morano appelle (18 août) à "ouvrir le débat" sur le sujet, jugeant qu'"on doit utiliser tous les outils qui nous permettront de réussir". Une position qui tranche de celle du gouvernement. "Il faut ouvrir le débat parce que lorsqu’on permet à des personnes qui sont toxicomanes de pouvoir consommer leur drogue sous contrôle, avec accompagnement, si on arrive à sortir ces personnes-là de la drogue, je crois qu’on aura gagné un combat", explique t-elle. Elle et Roselyne Bachelot sont bien seules…



Matignon tue le débat
Même si Matignon dit très vite non à la proposition de Roselyne Bachelot... Le débat n'en finit plus. Le 19 août, Matignon décide donc de siffler définitivement la fin de la partie. Quel moyen pour s'en sortir ? Le cabinet de François Fillon improvise une réunion sur les salles de consommation. On y invite des représentants d'associations accompagnés du prix Nobel de médecine Françoise Barré-Sinoussi à venir y exposer des arguments auxquels on a déjà dit non ! On fait croire que la discussion est possible alors que tout est déjà décidé. Très logiquement, un participant associatif, confie à l'AFP au sortir du rendez-vous qu'il est "surpris" de constater "la vision simplificatrice et un peu naïve" de Matignon sur cette question. "J'ai l'impression que les données scientifiques publiées dans les pays où existent des salles de consommation ne comptent pas", constate, amère, Françoise Barré-Sinoussi. Bien vu, c'est exactement ça. Pour le gouvernement, peu importe les données scientifiques, seules les convictions comptent : les siennes !

Les associations réagissent
Du côté des associations, on dénonce bien évidemment la fermeture du débat et les arguments du gouvernement et de la majorité pour refuser toute avancée. Ainsi SOS Drogue International regrette la position de Matignon sur les salles d'injection supervisée. Dans un communiqué (12 août), l'association affirme que " la mise en place [des salles d’injection supervisée] faciliterait l’accès aux soins et réduirait les risques infectieux liés aux injections." L'AFR (association française de réduction des risques) est sur la même position, d'autres structures également. Président de l'Association des médecins urgentistes de France (Amuf), Patrick Pelloux soutient (10 août) la ministre de la Santé. "Elle a raison", déclare le médecin urgentiste, habituellement hostile à la politique de la ministre. "OK, ça va faire peur à une certaine morale, c'est une révolution. Ça ne veut pas dire que tout le monde va se shooter. Encadrer ne veut pas dire que finalement, on accepte. Ça veut dire qu'on limite les risques".
Interrogé par l'Express (19 août) sur le "ni utiles, ni souhaitables" de Matignon, Arnaud Simon, responsable Prévention à AIDES, monte au front : "Ces annonces sont parfaitement choquantes. C'est une absence totale de prise en compte de deux ans de travaux menés par l'Inserm sur le sujet (…) Ces salles apportent des solutions pour une catégorie particulière de toxicomanes: les plus fragiles et les plus précaires. Le besoin est flagrant à Paris et à Marseille, par exemple, où ces populations vivent dans des squats dans des conditions d'hygiène épouvantables. Les centres d'injections supervisés (CIS) permettraient d'atteindre ces personnes, qui demeurent en dehors du réseau associatif en place. C'est une première étape – urgente - dans la réduction des risques." Interrogé sur les propos des députés de droite qui estiment que "l'usage des drogues se banalise à cause des discours permissifs", Arnaud Simon dénonce : "Les députés opposés à ces mesures n'ont aucun argument pour étayer leurs propos: c'est bien la preuve de leur distance vis-à-vis du terrain. Ils ne font qu'entretenir la peur des toxicomanes. La politique répressive à l'égard des usagers de drogues est un échec. Depuis sa mise en place en 2000, les consommations de drogues ne font qu'augmenter. Alors qu'au Portugal, par exemple, où la dépénalisation a été mise en place vers la même période, on constate l'effet inverse."

Y a-t-il encore un espoir ?
Sans jouer les Cassandre, on peut dire que c'est plutôt mal barré… du moins jusqu'en 2012. On en veut pour preuve la dernière interview d'Etienne Apaire à l'AFP (28 août). Le patron de la MILDT y rappelle que les salles de consommation supervisée ne sont "pas le choix du gouvernement". "Il est paradoxal de penser qu'on va réduire la consommation en permettant la consommation", ironise t-il sans doute très fier des succès éclatants de la politique actuellement conduite. "Le gouvernement considère qu'on ne peut pas forcer quelqu'un à se soigner, mais qu'on ne peut pas non plus remettre en cause l'ordre social - qui conduit notamment à prohiber l'usage des drogues - simplement parce que ces personnes refusent de s'insérer dans le dispositif très complet en place", explique Etienne Apaire. En fait, ce qui justifie (aux yeux du gouvernement) le blocage, c'est la crainte que la consommation encadrée de drogues soit "une première marche" vers la dépénalisation de fait. "Accompagner les consommations ne figure pas parmi nos objectifs", insiste Etienne Apaire. Tout est dit. On appelle ça un enterrement de première classe.
illustration du début d'aritlce : Yul studio