C’est tout une histoire ! (1)

Publié par Denis Mechali le 22.11.2012
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C’est son histoire personnelle de médecin, de militant et de citoyen, que Denis Mechali se propose de confronter avec la grande histoire de l’épidémie de sida, sans nostalgie.

"A l’hôpital de Saint Denis, les premiers cas de SIDA sont arrivés de façon progressive, à partir de 1987.  


Je travaillais dans cet hôpital depuis 1981, en médecine interne,  en "provenance directe", cette année-là, de l’hôpital Claude Bernard, à l’époque encore vieil hôpital pavillonnaire, situé à la porte d’Aubervilliers, juste en face du nouveau quartier "le Millénaire"…  Je ne m’étais guère intéressé, l’année de mon départ de "Claude Bernard", à cette nouvelle maladie qui touchait quelques hommes jeunes, homosexuels pour la plupart - à la différence de mon collègue de l’époque, un certain Willy Rozenbaum. De 1981 à 1987, rien n’a vraiment entamé cette indifférence, et ma pratique médicale à Saint Denis ! A cette époque, pour moi, c’était : "Le SIDA, connais pas !" La "médecine interne" qui mobilisait toute mon énergie est une médecine très variée, avec des situations aigües, type fièvre de toutes origines ou encore des pathologies de personnes âgées, et parfois des problèmes de cancers, eux aussi divers. Très vite, exercer dans ce lieu, à Saint Denis, a fait émerger un élément particulier : Les cancers diagnostiqués étaient le plus souvent à des phases avancées, cancers graves, avec atteintes secondaires, des métastases, qui ne permettaient pas les traitements recommandés à l’époque en cancérologie… Cela amenait à s’occuper de ces malades dans le service, sans avoir à les transférer en chirurgie ou dans des services plus spécialisés en cancérologie… On prenait un avis, via un consultant spécialisé qui venait dans le service une fois par semaine, mais dans la majorité des cas, cela ne débouchait pas, malheureusement, sur une proposition de traitement très actif, à visée de guérison, ou en tout cas avec le maximum de chances de contrôle de la maladie…
 
Il y avait de nombreuses raisons possibles à ce constat. Progressivement, un élément a clairement dominé : On soignait, ici, des gens pauvres. L’hôpital de Saint Denis était un hôpital de proximité, où venaient les gens du quartier, et pas les plus fortunés. A cette période, la réputation de l’hôpital était plutôt mauvaise ; les "bourgeois" et les classes moyennes de la ville allaient plutôt se faire soigner dans les cliniques, ou dans les hôpitaux de l’assistance publique voisins de quelques kilomètres seulement : Avicenne à Bobigny, ou l’hôpital Bichat Claude-Bernard, juste de l’autre côté du périphérique. Ces hôpitaux étant alors à la fois "Assistance publique" et "Centres hospitaliers universitaires"… ce que n’était pas ce "centre hospitalier général" de Saint Denis. De façon empirique, via le simple constat de ce "recrutement" particulier des patients du service, j’ai repéré ceci, devenu manifeste, et très étudié ces dernières années, dépassant de beaucoup mes simples observations et réflexions personnelles : Quand on est pauvre, on ne va pas consulter si vite que cela, et même au contraire, on attend de ne pouvoir faire autrement…  On va aussi aller se faire soigner au plus près disponible, sans se préoccuper de se faire recommander "le meilleur service" ou "le meilleur hôpital" pour son problème… Et, dans le tableau que je dresse, la médecine interne elle-même ne déparait pas ! Il s’agissait, en effet, d’une spécialité hospitalière un peu méprisée, se réduisant progressivement, au fil des années, et considérée comme une "spécialité fourre-tout". Une spécialité disponible de façon plutôt négative, pour tout ce qui n’a pas sa place dans une spécialité définie, d’organe ou de type de pathologie… Un problème cardiaque évident et unique, ou neurologique, ou rhumatologique, etc. vont être traités dans les services du même nom. La seule "noblesse" de la spécialité était alors quelques maladies rares, très complexes, souvent chroniques. C’était bien, mais la rareté de ces maladies établissait, du même coup, la marginalité de cette spécialité…
 
Elément complémentaire, sur lequel j’aurai l’occasion de revenir, ce qui pouvait faire le côté indispensable, complexe, donc "remarquable" de la médecine interne :  la spécialisation, la qualité "pointue" et de "de haut niveau" d’une prise en charge globale, d’un "care" (le soin attentif à la personne) à côté du "cure" (le soin médical technique)… Eh bien, ce côté-là n’était pas valorisé. Dans cette période (et dans la même ligne, en fait), les personnes très âgées n’étaient pas prises en charge par des services particuliers de gériatrie. On avait donc tendance à les "caser" en médecine interne, qui les acceptait avec un investissement et une compétence réelle très variable… selon les lieux ! Les années 1980, dont je parle ici, sont un peu charnières, arrivant à la fin des "Trente glorieuses", ces trente ans après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, en 1945, qui voient des transformations et des progrès massifs.


La médecine "moderne", scientifique, efficace, ne "nait pas", bien sûr,  dans cette période.  Les choses ont été évidemment plus progressives dans le courant du vingtième siècle. Il n’empêche… La réalité exponentielle des progrès, leur foisonnement dans de nombreuses directions, ont entrainé des conséquences importantes en terme d’organisation des soins, un peu cristallisées après 1958, lorsque De Gaulle revient au pouvoir, et organise une grande réforme hospitalière sous la houlette du Pr Robert Debré, le père du Premier ministre de l’époque. L’hôpital a alors énormément réduit sa fonction sociale d’accueil, au profit d’une implication et d’une efficacité technique croissantes. Parallèlement, les spécialités, et parfois les "sous spécialités", c’est-à-dire les compétences pointues, parfois exclusives, à l’intérieur même d’une spécialité se sont multipliées… On n’est plus seulement cardiologue, mais spécialiste des troubles du rythme cardiaque ; plus chirurgien, mais spécialiste de la chirurgie des os, ou des voies biliaires, etc. Cette évolution donne alors une place ambiguë, et en fait de plus en plus limitée à la médecine interne, cantonnée (pour le prestige) à ces maladies rares, difficiles à classer, atteignant des organes divers, rendant impossible la prise en charge par un seul secteur spécialisé, comme dit plus haut… Et je fais ce rappel, brossé ce tableau, parce que j’avais choisi cet exercice justement pour cela : pas le "prestige" éventuel, mais, au contraire, pour ce côté large et ouvert ! Cela me permettait, en effet, de concilier l’exercice à l’hôpital qui me plaisait (principalement par la facilité des échanges, la possibilité de travail en équipe, avec une diversité des intervenants et des métiers soignants) et l’absence de focalisation sur une médecine technique trop pointue… En fait, j’avais la volonté – un peu confuse dans ma tête, mais bien ancrée – de mener une carrière non clairement reconnue par l’institution : celle de "médecin généraliste à l’hôpital" !  
 
Avec le recul, j’ai toujours été un "spécialiste par défaut", ou par obligation ! Car les choses ne changeront pas avec ma "sous spécialisation". Dans cette même période existait, en effet, une "sous spécialité" de la médecine interne, paraissant tout aussi marginale. C’étaient les maladies infectieuses, voire "pire" les maladies infectieuses et tropicales, pour des maladies répondant aussi au doux nom "de pathologies exotiques". Tout un programme ! Les maladies infectieuses paraissaient, dans cette décennie 1970-1980, être le meilleur témoin d’un "triomphe" de la médecine efficace !  De grands fléaux du passé, comme la tuberculose, la fièvre typhoïde, des infections graves, pulmonaires ou rénales, étaient désormais évitées, prévenues par l’hygiène ou des vaccinations, ou aisément guéries par les antibiotiques, conquête majeure de la période… On connaissait certes les résistances aux antibiotiques, mais cela paraissait un élément un peu marginal, péril que le développement de "bonnes pratiques" et la découverte de nouvelles molécules devaient aisément conjurer. Je parlerai beaucoup et souvent "d’équilibre" dans ces chroniques, d’un balancement entre le vrai et le faux, le démodé, puis le retour de balancier, du style : "Ceci est vrai, mais n’oublions pas non plus cela" ! C’est dans mon tempérament, et le retour sur le passé aide aux mises en perspective.

A suivre...

Commentaires

Portrait de sonia

Que dire? J'apprécie beaucoup votre style d'écriture Monsieur ou Docteur Michali?
Cette hésitation vient sûrement de l'état de votre lectrice ici présente, "malade au vih", et n'arrivant pas à me projeter dans votre univers hospitalier si singulier.
Je ne sais plus ce que je voulais vous exprimer mais votre univers me passionne !
Je ressens de la nostalgie , vous parlez de recul, de retour vers le passé, le temps semble tenir une place essentielle dans votre récit, toujours est il que j'attends avec impatience la suite !
ps : pardonnez moi les lourdeurs d'expression, vous m'avez redonné l'envie de lire..