C'est tout une histoire ! (3)

Publié par Denis Mechali le 20.12.2012
1 731 lectures

C’est son histoire personnelle de médecin, de militant et de citoyen, que Denis Mechali se propose de confronter avec la grande histoire de l’épidémie de sida, sans nostalgie.

De 1987 à 1989 donc, les cas de Sida d’abord ponctuels, limités dans l’hôpital, se multiplient. Il y a quelques patients étrangers ou migrants, Haïtiens notamment, mais ils sont très rares. Les patients homosexuels sont plutôt rares aussi, mais parce qu’ils vont se faire soigner ailleurs, à Bichat par exemple, où une réponse spécifique a précédé de quelques années celle de l’hôpital de Saint Denis. Ceux qui arrivent à Saint Denis, sont des patients habitant à proximité de l'hôpital, soit la ville même de Saint Denis, soit des communes voisines, comme Pierreffite, Stains, Villetaneuse, ou La Courneuve... Ce sont des personnes le plus souvent très pauvres : quelques années auparavant on les aurait sans doute appelé "prolétaires", et bientôt on les nommera "personnes précaires". La "circulaire Barzach", du nom de la ministre de la Santé de l’époque, dans un gouvernement dont Jacques Chirac était le Premier ministre, autorisant la vente libre de seringues, date de 1987. Trop tard pour empêcher un mal qui s’est diffusé en banlieue : la transmission du VIH par échanges de seringues, et secondairement par les relations sexuelles des usagers ou ex usagers de drogues contaminés par le virus….. On va alors vivre six à huit ans intenses et tragiques à la fois. La période d’accroissement du nombre des personnes malades, avec des traitements à l’efficacité transitoire seulement, jusqu’à cette "nouvelle magie" que seront les traitements très actifs, les "trithérapies", qui apparaissent en 1995.

L’hôpital voit arriver les patients aux urgences, et dans des consultations externes diverses : dermatologie, pneumologie, etc. Assez vite, la directrice de l’époque, Dominique Acker, se persuade qu’elle doit organiser la réponse de son hôpital. Elle y est poussée par la DDASS, direction départementale des affaires sanitaires et sociales. L’hôpital de Saint Denis est un centre hospitalier "général", non universitaire. Le président du conseil d’administration est le maire de la commune de Saint Denis. Les budgets viennent de l’Etat, mais, à la différence de Paris et de l’Assistance publique qui regroupe de nombreux hôpitaux, brasse un énorme budget, qui est une énorme machine, les hôpitaux généraux ont une souplesse relative, un lien plus aisé des "soignants de base" au directeur de l’hôpital, et à la tutelle qui financera éventuellement une innovation. Je vais bénéficier de ces ingrédients favorables. Il faut organiser la réponse au Sida ; favoriser l’accès au dépistage, via un accès anonyme et gratuit. La consultation de dépistage anonyme et gratuit (CDAG) va ouvrir en mai 1988, et, via ma compétence antérieure en maladies infectieuses et mon volontariat, j’en serai le créateur, le responsable médical. Notre premier slogan, volontairement provocateur, sera : "Pour ne pas mourir idiot", rédigé en lettres rouges… On s’était arrêté juste avant la goutte de sang bavant un peu d’une des lettres du slogan !

Dans le premier épisode de cette chronique, j’ai parlé du recrutement de cancérologie du service de médecine interne. Il se trouve que j’ai participé, dans cette période, aux débuts du soin palliatif, avec un certain nombre de collègues, venus de divers hôpitaux, et de diverses spécialités, mais tous réunis par le refus de laisser souffrir, ou de constater un acharnement thérapeutique scandaleux, et privé de sens réel. J’ai participé plusieurs années à un "groupe Balint". Balint était un psychanalyste anglais, juif hongrois d’origine, qui a eu des intuitions géniales sur ce lien entre la souffrance des gens, leur façon de l’exprimer, le lien avec leur médecin généraliste, et la difficulté pour ces médecins de répondre, faute de clefs adaptées pour comprendre, entendre ce qu’il y avait à entendre…. Balint a compris qu’il fallait partir du réel : des consultations courtes, souvent moins de 15 minutes, mais facilement répétées, des plaintes "codées", mais précises, du style : "J’ai mal au dos" pour exprimer : "J’en ai plein le dos", etc. Pour former les médecins, il a proposé un cadre souple et précis : un groupe de pairs, tous généralistes, de l’ordre de 8 ou 10 participants,  pour permettre connaissance de chacun et interaction, récit des cas difficiles de chacun, compréhension, recherches de solutions, de l’un à l’autre, simplement sous le regard et avec l’écoute d’un psychanalyste, intervenant seulement lorsqu’il repérait un blocage, ou aidait à faire émerger de la répétition une signification. J’ai eu la chance de participer à un tel groupe, efficace via le groupe lui-même et sa dynamique, et un analyste remarquable, devenu plus tard un ami, Michel Renault.

Retour au Sida, après ce nouveau détour !  1988  a donc vu la création du CDAG.  En 1990, après deux années de préparation, le service de maladies infectieuses et tropicales ouvre ses portes. On l’appelle au début (et jusqu’en 1994) "Unité" de maladies infectieuses, ou "U-M-I", car c’est une dépendance de la médecine interne avant de devenir structure autonome. Mais le tissage a pu se faire ainsi : Liens avec une unité de prise en charge des usagers de drogues, dite "Le corbillon" car située dans la rue du même nom à Saint Denis, formation des infirmières et aides-soignantes travaillant dans les locaux attribués à l’UMI, jusque-là secteur d’ophtalmologie ! Changement radical ! Mais pour préparer les choses, la surveillante de médecine interne, qui sera ensuite celle du nouveau service, vient travailler quelques mois en ophtalmologie, propose au personnel de rester sur la base du volontariat. Nous monterons ensemble une formation, avec un mélange entre une "boîte" de formateurs professionnels, et des copains à moi, venus de Bichat, (qui a succédé au vieux Claude-Bernard, en gardant le nom accolé).

Le but de la manœuvre est de limiter les peurs et les préjugés du personnel qui va accueillir ces patients, et leur proposer des outils concrets de réponse. Ainsi, dans cette période "archaïque", la substitution n’existe pas, ou n’est pas autorisée. Un usager de drogue hospitalisé a le "choix" entre usage clandestin de son produit, souffrances intenses du manque, et parfois, soulagement relatif par des produits antalgiques et sédatifs. Le service, aidé techniquement par le savoir-faire de l’équipe toxicomanie, va faire de son côté le choix : pas d’usage de drogues dans le service, mais aide maximale via les palliatifs du manque et soutien psychologique. Chaque fois que possible (hors urgence) une hospitalisation est programmée… Les patients connus sont présentés (avec de longs détails biographiques et de parcours de vie) à l’équipe. L’équipe hospitalière, ce sont des médecins, des infirmières, des aides-soignantes, une assistante sociale, mais c’est aussi des "psy", rarement psychiatres (non par volonté, mais par difficulté de recrutement) et plutôt psychologues. Par convention, il y aura, en fait, deux psychologues, l’une dépendant de la structure psy, l’hôpital de Ville Evrard, et l’autre de la structure du Corbillon, où elle travaille également. D’emblée sont mis en place les "tricotages", les ponts entre structures, facilitant les liens via une personne médiatrice. Lorsque le "réseau ville hôpital" va s’organiser, via l’implication d’un médecin généraliste, Didier Ménard, installé dans la cité voisine des "Francs Moisins", l’assistante sociale sera quelque temps à mi-temps hospitalier, et "AS du réseau", avec le même effet facilitant….  Cette organisation, à mi-chemin entre l’administratif habituel, et un "artisanat innovant", amène à un souvenir "ensoleillé" pour moi. La directrice de l’hôpital entend parler d’un "Prix de l’innovation hospitalière", et "pour me faire plaisir" me propose de postuler "même si on n’a pas de chance de le gagner". Nous postulons. Le dossier est mis en forme avec une chargée de communication de l’hôpital. Et comme je l’espérais vivement, nous obtenons un des prix !  L’article cosigné qui relate "la création d’un service partenarial d’un nouveau genre, où les patients obtiennent une prise en charge adaptée à des problématiques multiples, et où les soignants font équipe, tant avec l’administration, qu’avec des partenaires extra hospitaliers, généralistes ou psy", reste un fleuron et une fierté personnelle ! J’aurai souvent photocopié cet article de la revue "Gestion hospitalière", d’ordinaire plus austère, qui relate cette mise en œuvre.

L’idée, c’est donc, en termes simples, qu’une équipe efficace et "bien dans ses baskets sera la plus adéquate pour répondre à des besoins complexes de patients ; répondre à la fois au mieux et au moins mal possible. On rejoint ici une problématique que j’ai présentée dans le premier épisode de cette série. Nous ne sommes pas du tout dans une "médecine triomphante", des réponses techniques efficaces, etc. Pas du tout ! Nous sommes dans l’hospitalisation avec la prise en charge, de nécessité, de personnes jeunes, qui se méfient ou évitent jusque-là le système de soins, consultant via la nécessité de leur souffrance, ou d’une fièvre qui ne cède pas, de troubles respiratoires, de troubles digestifs, etc. Face à cela, la réponse hospitalière est très partielle, limitée, transitoire… Parfois, le contraste entre les contraintes (ne pas utiliser de drogue dont on est dépendant) et les réponses proposées, semble "scandaleux" ou inacceptable aux personnes concernées… Nous allons alors tisser une réponse progressive, dans la durée, via des liens de confiance, et, un temps du moins, un contrat plus contraignant, soulignant l’idée : "A respect de l’un, respect de l’autre". J’ai souvent présenté les choses de façon plus imagée et provocante, en disant que : "Respecter le patient, c’était bien, mais donner un coup de poing, ou des gifles, à l’infirmière ou l’aide-soignante, ne pouvait être accepté." Et de fait. Mais inversement, j’ai beaucoup dit aussi, que, après 18 heures au plus, le docteur, moi inclus, était rentré confortablement chez lui.  Que laisser l’infirmière seule, confrontée à une demande, une souffrance, sans réponses techniques, et sans "délégation" pour prescrire l’antalgique, le produit pour dormir, etc. était "dégueulasse". Il fallait donc travailler sur tous les bouts de la chaîne.

C’est (peut-être) l’intérêt de cette chronique… Pouvoir, via le récit, faire comprendre ces idées du lien, du chainage, et de l’intégration d’une donnée supplémentaire : la dimension temporelle… On ne peut, en un instant, et c’est l’évidence, passer de la première rencontre, avec ce qu’il peut y avoir d’inconnu, ou de préjugés concernant une structure ou une profession, de "sacs de souffrances" qu’on se trimballe parfois depuis des années, à un "tout va bien dans le meilleur des mondes possible" !  Il y a ou aurait imposture à prétendre cela.   En revanche, comme dans la vie, une relation, cela se construit et s’approfondit à différents niveaux, dépendant de l’un, de l’autre, de circonstances… J’ai beaucoup utilisé une métaphore, qui me servira de conclusion pour cette chronique : celle du récit du "Petit Prince" de Saint-Exupéry, où le renard explique au Petit Prince qu’ils ne sont pour le moment chacun, qu’un renard parmi d’autres et un petit garçon parmi bien d’autres…. Mais que, s’ils s’apprivoisent, chacun deviendra pour l’autre "unique au monde". Et bien sûr, un docteur, chef de service, présentant sa structure via ce récit poétique, visait à faire comprendre des choses en raccourci…  Cela marchait. Dans les deux sens. Des personnes ont compris, apprécié, de loin ou de près "ce qu’était ou tentait de faire, ce service". D’autres, exaspérées de cette "utopie", de cette vision trop "bousculante" de l’institution, l’étaient encore plus, et cherchaient, au maximum, la petite bête, la paille dans le fonctionnement, pour justifier leur refus viscéral, ou leurs peurs et incertitudes inavouées !

Mais il y a une difficulté permanente, pour ce type de structures, ce type de fonctionnements : comment "évaluer" ?  Comment "prouver" que cela marche, que c’est apprécié, efficace, que cela permet un cheminement, au rythme de la personne concernée ?  On rentre inévitablement dans un jeu d’ombres, un jeu de dupes. On illustre malgré soi la fameuse blague du type qui, une nuit, a perdu sa clef pour rentrer chez lui, et la cherche sous un réverbère. On lui demande : "Vous êtes sur de l’avoir perdu par ici ? Et le gars de répondre : "Pas du tout, mais au moins ici, il y a de la lumière". Et cette histoire idiote, c’est ce que l’on fait, quand on adresse à l’administration de beaux rapports quantitatifs : X personnes incluses dans la file active, Y dépistages, Z séropositifs dépistés, etc. Mais ces éléments subtils de construction et d’animation d’une équipe, en limitant au maximum le "vertical hiérarchique" au profit de l’horizontal des compétences de chacun, et la promotion des "timides" ou plutôt des qui ont l’habitude d’être à peine remarqués, rarement cités : aides-soignantes, agents hospitaliers… alors même qu’ils font un énorme travail de soutien adapté pour des patients fragiles, en souffrance, maladroits, agressifs parfois… qui en tient compte.

Et ce travail de "tricotage" (j’aime bien ce mot !) pour rétablir un lien de parole entre des parents et des enfants, séparés par les choix des uns, les aspirations et espérances des autres… Tout cela n’apparaît pas, n’existe pas !  Alors, il faut louvoyer : Un coup de barre pour "se faire bien voir" de la direction, des tutelles (qui financent). Il ne faut pas trop se mettre à dos les collègues, même la collègue chirurgien, qui, au moment de la création du service, a eu mot, jamais oublié, dit sur un ton très aimable, comme une évidence : "Mais, cher ami, avec des toxicos, avec ces gens-là, vous savez bien que votre service sera une pétaudière". Elle m’aura beaucoup aidé, celle-là !  J’ai mis beaucoup de soin et d’attention à lui prouver qu’elle disait une connerie, une saloperie …  Pour ses propres doutes, ses coups de blues, ses regrets de tel ou tel déroulement, il faut plutôt alors grappiller, au vol, des petits cadeaux inattendus. Cette secrétaire stagiaire, en consultation, qui dira un jour : "Ah vous êtes le Dr Méchali ? J’ai entendu parler de vous par ma copine Magalie, vous savez, morte l’an dernier d’un Sida compliqué d’un lymphome… Elle a eu une enfance et une vie de merde, mais m’a dit que dans ce service, on l’avait "relevée", respectée comme malade et comme personne." Où encore cette jeune femme qui avait un Sida avec rétinite à cytomégalovirus (Oui, les jeunes, vous avez juste entendu parler de ces trucs, d’une autre période, autre époque). Mourir à 25 ans, elle avait bien compris que cela allait arriver. Mourir dans la nuit, mourir aveugle, c’était cela l’insupportable. Elle a fait un cheminement avec elle-même, avec sa famille, sa mère contre laquelle elle s’était beaucoup battue, qui rendait inutile l’héroïne, sa compagne de plusieurs années… Je me souviens de cette rencontre un jour, avec le psy, avec son médecin généraliste, où elle expliquait cela, et les personnes bouleversées qui l’écoutaient, dépassaient en un instant leur idée que "à ce stade, on était dégueulasse de lui refuser sa drogue"… On était, elle était ailleurs….

Je me souviens de ce type hyper gentil, qui, de 1990 à 1995 s’est battu contre sa maladie, avec un tel désir de vivre, d’aimer, qu’il était persuadé d’être le plus fort, de ne pas mourir… Il a dû mourir trois mois avant qu’on ait les premières molécules disponibles pour une trithérapie, la première antiprotéase, le Norvir…. Pas de chance, l’ami….