C'est tout une histoire ! (4)

Publié par Denis Mechali le 28.01.2013
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Après avoir lu les deux premières chroniques, un de mes meilleurs amis m’a fait un joli compliment, me disant qu’on reconnaissait bien là mon ouverture d’esprit, "mon humanisme bien connu" (de lui…). Il a ajouté aussitôt que mon texte partait dans tous les sens, désordonné, fouillis, pas synthétique pour deux sous, et que cela était sans doute bien lassant pour le lecteur… Cela m’a fait réfléchir, bien sûr, mais on ne change pas vraiment, à mon âge, et encore moins quand on n’en a pas vraiment envie…

Quand on me fait ce genre de remarques, j’explique volontiers, et depuis longtemps,  que le style c’est l’homme. Ces allers retours, ces longues incidentes, avant de revenir au point de départ, ces phrases Proustiennes (reproche que j’ai souvent entendu dans ma vie !). C’est moi : on aime, ou on déteste, on s’ennuie, on zappe et on passe à autre chose. Cela dépend des gouts de chacun. Je le comprends tout à fait, mais je ne peux pas me transformer, ou en tout cas pas trop. Juste évoluer, faire des efforts, pas au point cependant de me perdre, moi, dans ma façon de penser, d’agir, de voir le monde, et donc de le dire.

Au-delà des mots, je cherche aussi - en permanence - un équilibre entre ma raideur de type à la nuque raide, le côté Hidalgo prétentieux sans doute hérité d’ancêtres Espagnols, (au sang impur), et mon souhait de convaincre, de plaire, donc d’éviter de susciter l’incompréhension, la lassitude, la fuite du lecteur.  J’essaierai donc de rendre plus clair, progressivement, ce qui fait contrainte, ou obligation pour moi, dans une attitude médicale  un peu inhabituelle. Ce monde médical dans lequel je baigne depuis des décennies, a été pris, entrainé par les succès et les progrès remarquables de la médecine scientifique, dans un mouvement inexorable de spécialisation, de cloisonnement, par volonté de clarté, cartésienne. De fait, on ne pas tout connaître, s’occuper de tout, être compétent dans trop de domaines diversifiés. Mais  sournoisement, ceci a conduit parfois (ou souvent !), à des dérapages et des excès : perte du sens et de la perspective d’ensemble, acteurs de santé prisonniers de normes devenues absurdes, tatillonnes,  sacrifice du sens de l’humain, et parfois d’un bon sens tout simple.

Des personnes ultra intelligentes et compétentes sont prises malgré elles dans la nasse de ces normes, et ne savent plus comment s’en sortir (sauf par la fuite du système, l’évasion pour s’en aller faire tout autre chose, parfois). Je le dis et le dirai encore, avec mes mots, avec mes images, qui seront pauvres par rapport au système somptueux construit par Edgar Morin, dans sa façon de parler de la "complexité" et d’expliquer la nécessité de réformer les savoirs, l’enseignement, la façon de voir le monde, de tisser ces diverses facettes de nous-même et de la réalité du monde.

Après ce petit plaidoyer pour expliquer que je ne fais pas fouillis pour emmerder le monde, ou par simple paresse de classer et clarifier mes propos, je vais faire, quand même,  un petit effort, dans le genre "Résumé pour lecteurs pressés" !

Ces chroniques visent donc à raconter l’histoire, médicale et intellectuelle, d’un type de 25 ans… en 1971, qui a voulu trouver sa voie de clinicien, de médecin au contact de l’humain, du vécu des personnes concernées, tout en faisant avec la médecine de son époque, qui justement, devenait de plus en plus scientifique, technique, basée sur des preuves. La construction, artisanale, s’est un peu clarifiée, après plus de 15 ans de tâtonnements, entre 1987 et 1990. En quatre points : 

1) La médecine interne, médecine générale d’équipe, disponible à l’hôpital, complétée de la pratique, juste avant l’apparition du Sida en 1981, des maladies infectieuses et tropicales, type de médecine n’ayant pas vraiment la côte pour les médecins les plus ambitieux ou les plus brillants, volontiers spécialistes, biologistes, radiologues, ou chirurgiens. La médecine interne semblait plutôt être le refuge des hésitants, des incertains, ou des ringards (sauf quelques petits malins qui spécialisaient la médecine interne à quelques maladies rares et difficiles à classer : chacun gère ses contradictions et ses paradoxes comme il peut !).

2) Le soin palliatif a été le second socle de ma petite fondation personnelle. Ce mouvement, plus révolutionnaire que ne l’ont compris la plupart de mes chers collègues, préparait à repérer les besoins des personnes, les symptômes, comme la douleur ou la souffrance, exprimées par eux, ou compris par les aides-soignantes, les infirmières, des personnes en théorie moins prestigieuses que les docteurs (et nettement moins bien payées). La révolution était (et reste ?) de remettre le care, le soin attentif et respectueux des personnes à sa vraie place par rapport au "cure", au soin technique et scientifique : bonne école pour remettre en cause les priorités, lutter contre celles imposées par l’industrie pharmaceutique, par exemple, de façon claire ou sournoise. La formation en soin palliatif est (ou peut-être) décapante, pour écouter vraiment l’autre, entendre au-delà des mots ou des symptômes mis en avant, et (aussi) pour suivre son chemin de soignant, en travaillant un peu sur ses propres illusions, ses peurs ou ses problèmes d’égo.

3) Le Sida : Sans vouloir être cynique - mais juste lucide - j’ai eu la chance, la grande chance,  de me confronter, comme soignant, à cette pathologie qui remettait en cause (durant quelques années ), le pouvoir médical, les illusions d’une médecine scientifique toute puissante, ou aux progrès linéaires, chance redoublée (toujours pour le docteur, pas pour les personnes qui en bavaient ou qui en mouraient), chance donc d’exercer à Saint-Denis, dans une zone de diversité, et très souvent de pauvreté et difficultés de vie. Sacré école décapante de formation !

4) La  démocratie sanitaire : Cette dernière chance est elle-même en lien avec la pratique du soin dans le champ du Sida. Cette maladie reste en effet emblématique, en 2013, malgré ses énormes transformations, et les progrès scientifiques majeurs et remarquables obtenus (mes propos ne sont pas en tout ou rien !). Le partage du pouvoir soignants/soignés, l’implication associative forte, structurée, réfléchie, et plus souvent en dialogue que dans la confrontation frontale font partie des ingrédients nécessaires à cette démocratie sanitaire. La recherche d’équité pour limiter l’écueil de proclamer une égalité théorique, non vérifiée en pratique. Ceci amène logiquement à la lutte contre les inégalités (excessives) de santé. Mais c’est alors une cuisine compliquée, car il faut concilier le travail en équipes pluri disciplinaires, le décloisonnement ville/hôpital, en réseau, le décloisonnement du  médical et du social, des sciences dures et des sciences humaines, le passage des réponses individuelles ou individualisées, au collectif, fondé sur la notion de Santé publique.

Il n’y a évidemment pas que le VIH qui ait parcouru ces chemins et utilisé ces méthodes : cancer, soin des personnes âgées, maladies neurologiques dégénératives, diverses pathologies psychiatriques : la liste serait longue, et fort heureusement ! Les pédiatres sont souvent très forts pour ce type de mises en œuvre, parce que les parents ne supportent pas d’être privés de la maitrise de ce qui est fait à leurs enfants, ou pour eux. Mais, concernant le Sida, les liens entre santé, amour, relation à l’autre, diversité des âges de la vie concernés, mais aussi cette histoire singulière de 30 ans - à laquelle je participe modestement - tous ces éléments jouent leur rôle dans une persistance relative du rôle poil à gratter de cette maladie dans les évolutions et révolutions des soins en cours !

Il reste évidemment un très long chemin encore à parcourir vers la démocratie sanitaire, entre pouvoirs divers, et illusions démagogiques (la santé et le soin sans risques ? Et pourquoi pas la vie sans la mort ?!). Mais ces types de réflexions actuelles pourraient donner une petite valeur au-delà de l’anecdote sentimentale à ce que je raconte. Vérité ou illusions ? Discours de "vieux con", ou autre chose ? Va savoir...

Les chroniques précédentes ont donc un peu illustré cela, et on en était resté à la période du début 1990, quand la maladie faisait des ravages en banlieue, en particulier chez des usagers de drogue, shooteurs d’héroïne. La construction s’est faite par des rencontres, et une consolidation de type légère et souple, pragmatique, en réseau. Avantage : construction négociée et rapide. Inconvénient : fragilité, et difficulté majeure à faire accepter par des tutelles, des décideurs, pas vraiment compétents, mais dont on ne peut se passer parce que ce sont les financeurs, et que, sans tout permettre, l’argent est tout de même un outil incontournable.

Les évolutions se font par des rencontres, des hasards qui passent à votre portée, et que l’on saisit au vol, sans toujours comprendre pourquoi on a été intéressé soi-même, et pourquoi on a été retenu en définitive. J’ai eu ainsi plusieurs chances dans cette période : en me présentant tel que je suis, dans cette pratique soignante de terrain, un peu démodée par son côté relationnel plus que scientifique, j’ai intéressé une tutelle, la DASS de l’époque (direction des affaires départementales sanitaires et sociales), dont la responsable se nommait Catherine Hesse Germain, et c’est ce qui a permis l’attribution à l’hôpital de Saint-Denis, de cette consultation de dépistage anonyme et gratuit du VIH, en 1988. En même temps, a été proposée une activité toute différente, qui utilisait une autre de mes compétences, de mes expériences passées : une consultation de vaccinations internationales (fièvre jaune et autres) et de conseils pour les voyageurs. Il s’agissait d’une autre activité de prévention, concernant des gens le plus souvent en bonne santé, et souhaitant le rester, au cours et au décours de leur voyage. J’ai tenté de l’exercer (et aussi de convaincre les autres médecins de l’équipe impliqués dans cette consultation), dans une optique proposition de vaccinations ou de précautions diverses concernant le voyage, avec ce même souci de la négociation : expliquer, argumenter, ne pas imposer de façon dogmatique, de façon à pondérer bénéfices, contraintes et risques, avec l’idée que l’arbitrage soit possible par la personne concernée, autant que possible, en fonction de ses besoins et de ses contraintes, et non par le médecin, au nom de son expertise. Au fil des années, les experts, les sociétés savantes concernées ont évolué dans ce même sens de conseils personnalisés, adaptés, (ils sont désormais actualisés tous les ans, disponibles pour qui veut bien les lire..). A vrai dire, ces mêmes experts ont souvent été poussés et stimulés par des enquêtes montrant le peu d’impact des conseils trop dogmatiques, et la conséquence logique : les voyageurs allaient chercher ailleurs que chez le docteur, même spécialiste le conseil qu’ils suivraient. Parfois, les docteurs, vexés, s’en prenaient aux personnes concernées, qui seraient irresponsables ou ignares, désinformées, (je n’invente rien, je l’ai vraiment entendu souvent !), parfois cependant les docteurs acceptent de se remettre un peu en cause, réfléchir, et évoluer !

Ce que je raconte là, d’une pratique de prévention toute différente, mais complémentaire, du risque d’acquisition et de transmission du VIH (puis rapidement des hépatites), aura des points communs avec ce qui se passera dans le petit secteur d’hospitalisation du SMIT, service de maladies infectieuses et tropicales, qui existera durant 10 ans (1990/2000), avant d’être fermé pour des raisons de rentabilité. Dans sa période de vie, ce service aura ses 16 lits occupés, pour partie par des patients atteints de Sida, et pour partie par des patients "tout venants", autres infections, mais aussi toutes pathologies et tous âges, adressés par les urgences de l’hôpital… Cette façon de faire utilisait ma compétence généraliste, mais avait aussi l’avantage de faciliter un peu une vision pathologie comme une autre du VIH/Sida, et d’alléger un peu pour l’équipe soignante le poids de la maladie dans cette période. Pour les personnes souhaitant protéger le secret de leur diagnostic, on pouvait dire : "Mais ce service traite des infections pulmonaires, urinaires, ou autres, sans aucun lien avec le VIH, vous pourriez être dans ce cas". Pratique dominante et réputation concernait le VIH, et ce type de secrets est donc souvent de Polichinelle, mais, même avec cette réserve, symboliquement il était important que cela existe. Pour l’équipe soignante, l’investissement était lourd, au plan pratique et émotionnel, pour s’occuper des patients atteints de Sida dans des états graves, sortant parfois améliorés, mais non "guéris", et revenant souvent en état plus grave, quelques mois plus tard. Un autre savoir-faire, celui en soins palliatifs était utilisé lorsque la fin de vie était inéluctable. Et de nouveau, le recrutement divers du service, personnes jeunes hospitalisées pour une infection rapidement soignée, un accès de paludisme par exemple, ou une personne âgée posant des problèmes encore différents, où le social se mêlait au médical, facilitait la vie du service et des soignants, évitait le burn-out, l’épuisement professionnel, via cette diversité même. Une enquête et un mémoire effectué dans le service durant quelques semaines par une cadre soignante extérieure à l’établissement, avait abouti à ce constat, qui confirmait mon attente, et dont j’avais été particulièrement content et fier !

Mêler atypie et sincérité, amène parfois à des incompréhensions, ou des rejets, y compris de certains collègues, de pairs, mais je mesure davantage avec le recul, pourquoi cela vous amène également à des rencontres et des reconnaissances, y compris de certains décideurs ou financeurs, au regard ouvert, lucide, donc disponible, au sein de leurs propres contraintes. Je me souviens ainsi d’éclats de rire qui avaient accueilli ma présentation de l’ouverture du service dans une réunion de la Commission médicale d’établissement, parce que j’avais une liste assez longue et diverse de personnes que je remerciais ! Je le faisais en toute sincérité, (et j’espère lucidité), mais, surpris, mes collègues entendaient cela comme une brosse à reluire, et des remerciements purement intéressés ! Et je garde le souvenir amusé d’une modalité un peu spéciale de l’un de ces soutiens : Il fallait obtenir un poste de médecin supplémentaire pour ouvrir le service (autorisation administrative, et financement de poste donc..). La directrice, Dominique Acker, a monté un dossier, adressé au service adéquat du ministère de la santé. Il y avait dans cette période une mission Sida spécifique, doté d’un budget et d’une autorité décisionnelle. Le responsable, Gabriel Bez, que j’ai appris à connaître plus tard, était un haut fonctionnaire assez particulier : énarque, agrégé de philosophie, diplômé en musicologie : un parcours pas vraiment banal !  Son idée était de repérer des équipes ou personnes innovantes et bosseuses, de les aider, et de contourner du même mouvement les effets d’aubaine pour certains chefs de service installés, certains mandarins, pensant capter une manne de crédits, sans forcément les utiliser de façon directe ou active. Il a donc proposé à ma directrice le challenge d’un dossier de demande argumentée, à déposer 3 jours plus tard (il avait, je pense, inventé pour l’occasion une imaginaire commission de décision d’attribution des postes !). On a bossé, mais c’était un délai vraiment ric rac, et j’ai été remettre le fameux dossier encore tout frais, au planton du ministère vers 11 heures du soir, en demandant qu’il soit remis au destinataire le lendemain matin. Le lendemain, la directrice recevait un appel  - un peu amusé - signifiant l’accord pour le poste réclamé ! Ce mélange de fonctionnement rigoureux, et un peu foutraque, m’enchante, et pas seulement parce que j’en ai bénéficié, ce coup-là ! Il y a un lien avec cette difficulté à évaluer des éléments comme la passion, l’investissement, le lien personnalisé soigné/soignants, ces choses à la fois essentielles, constitutives du "care", le soin avec sollicitude, mais qui sont souvent invisibles, non évaluables pour des décideurs. Des méthodes un peu atypiques, mais néanmoins disponibles, tangibles, sont alors nécessaires, et finalement essentielles ! Les périodes de crises sévères sont ainsi paradoxalement propices à l’innovation, de façon indirecte parfois. Ainsi, je suis persuadé que le budget dont disposait Gabriel Bez, son poste et sa liberté d’action elle-même, tout cela était le résultat indirect, un ricochet de l’affaire du sang contaminé, et du scandale ayant éclaboussé, un ou deux ans plus tôt, des politiques, concernant les rouages, motivations et retards de décisions de santé publique. La montée du nombre de cas de Sida chez des usagers de drogue a amené à une réaction salutaire de volonté de faire ce qu’il fallait. Mais comme le savoir-faire n’était pas construit, et se trouvait au carrefour de compétences diverses, habituellement cloisonnées entre médecine hospitalière, médecine de ville, psychologues ou spécialistes de la toxicomanie divers, cela a stimulé une réponse, coordonnée par des acteurs ou experts de santé publique et a eu – un temps assez bref, moins de 10 ans – un effet novateur assez étonnant : grand courant d’air vif dans un monde habituellement plus compassé ! J’ai fait partie des quelques cliniciens bénéficiant gratuitement de formations pluri disciplinaires, organisées par le ministère et la DDASS, visant à analyser les problèmes et l’organisation possible des réponses, en terme de santé publique. J’étais un clinicien de terrain, totalement inculte en santé publique. En 9 à 10 journées de formation, je ne suis certes pas devenu expert, mais j’avais néanmoins acquis des connaissances de base, et un vivier de savoirs relais, qui m’ont ensuite nourri durant plusieurs années. Lien banal entre un besoin, une réponse disponible, une chance, et la capacité à repérer et saisir la chance offerte. Après coup, j’ai raconté en rigolant que certains de mes collègues m’avaient pris pour "un petit Machiavel de banlieue", ne comprenant pas le passage de mes investissements bizarres (s’intéresser au Sida et aux toxicos du coin..), et l’obtention de moyens financiers et humains pour agir, la création d’un service, deux demi postes de psychologues, payés par leur institution de rattachement, et détachées dans le service, un technicien d’études cliniques, pour faire le recensement objectif et rigoureux de l’activité menée et de son évolution. Où était le truc ?! Ben oui, il est où le truc ? La réponse est proche de la métaphore de la Lettre volée d’Edgar Poe, où un courrier ultra précieux et confidentiel est posé en évidence sur la cheminée, seul endroit qui ne sera pas envisagé et fouillé, car trop banal !

La naissance du "réseau VIH 93 ouest" est aussi originale, avec une note d’humour présente. Une rencontre de quelques collègues hospitaliers, dans les années 1985, avec des médecins généralistes du coin, avait été l’occasion pour les hospitaliers de se faire vertement critiquer ! Pas joignables, recevant mal les généralistes qui adressaient les patients, comptes-rendus arrivant tardivement, largement après que le généraliste ait revu leur patient ou sa famille… sans pouvoir expliquer ce qui s’était passé et avait été compris, un grand classique, malheureusement. Mais un responsable médical malin et ouvert, Pierre Madeline, a eu l’idée de proposer des rencontres régulières, pour relever le défi de montrer que tous les hospitaliers n’étaient pas de ce genre-là, et que l’on pouvait, ensemble, chercher des solutions. De telles rencontres existaient dans un hôpital parisien, avec un sigle "ABCD" pour aide à la bonne coordination diagnostique, on a donc crée "EFGH" pour échanges formations généralistes hospitaliers ! J’ai retrouvé le pragmatisme que j’admirais dans les "groupes Balint", car on a décidé ensemble d’une rencontre de deux heures, sur l’heure du déjeuner, tous les 15 jours, avec des sujets et cas proposés par les généralistes : modalité modeste mais pragmatique, qui a été efficace plusieurs années. On complétait ces rencontres par une soirée à thème de temps à autre, plus préparée, et avec parfois un intervenant extérieur, mais avec ce même souci de sujets d’actualité locale. Une de ces soirées, en 1989, a été préparée par un généraliste du coin, Didier Ménard, et moi, et on l’a appelé "Tout ce que vous voulez savoir sur le Sida sans oser le demander", en référence au film de Woody Allen, au titre voisin et sorti récemment. Un petit public divers est venu, médecins, infirmiers, pharmaciens, et autres, et il a suffi de demander à la fin qui était intéressé, pour avoir le noyau initial du réseau VIH, qui s’est ensuite créé puis développé. Anecdote, bien sûr, mais en même temps, être sérieux sans se prendre au sérieux favorise une créativité adaptée, une implication vraie, et non la participation passive à des conférences ou séances de formation dogmatiques, pas forcément adaptées, ou neutres par rapport à un industriel. Le prix à payer, ou le revers de la médaille est le côté alors minoritaire de ces pratiques et mises en œuvre. Ce mélange non évident des objectifs ambitieux et des mises en œuvre modestes, et aussi du lien interpersonnel convivial, aussi "dé hiérarchisé" que possible, amène à un pourcentage de personnes impliquées de l’ordre de 10 %. Je n’invente pas complètement ce chiffre. Des enquêtes tirées du monde de l’entreprise, concernant la réception d’une innovation, mais aussi les observations faites par mon collègue généraliste, concernant la réponse à ses propositions face à cette maladie nouvelle de l’époque, ou les miennes dans l’hôpital, retrouvaient très souvent ces mêmes pourcentages. J’en ai tiré une philosophie particulière de la proposition d’actions partagées sans trop d’illusions sur le nombre de ceux qui seraient partants et ceux qui, méfiance, passivité, ou autres préoccupations ne donneraient pas suite. Un autre exemple encore, durant plus de 10 ans, j’ai proposé, tous les semestres, aux 40 internes ayant choisi un stage à l’hôpital de Saint-Denis, de venir écouter un topo sur la médecine de lien et de réseau, l’exercice partagé. Pour limiter les obstacles d’information et de disponibilité, j’adressais une invitation nominative, par courrier adressé 15 jours à l’avance. J’ai varié aussi l’intitulé de ces exposés, pour les rendre aussi clairs et attractifs que je le pouvais. Au fil du temps, le nombre des personnes venant écouter et échanger est resté remarquablement stable : 3 ou 4 personnes, sur 40, (y compris l’interne du service se disant que ne pas s’intéresser à un topo de son patron serait mal perçu) ! Certains collègues se sont étonnés que cela ne me décourage pas ! J’en ai été un peu triste et déçu, surement, mais pas découragé ! Concernant le réseau Sida, quelques crédits de fonctionnement, permis notamment par l’action de ce même Gabriel Bez dont j’ai parlé plus haut, une assistante sociale partagée, c’est-à-dire exerçant à mi-temps à l’hôpital et au réseau, des formations pluri professionnelles, ouvertes donc en même temps aux docteurs et aux non docteurs, tout ceci a lancé la vie du réseau pour 12 ans, jusqu’aux années 2000. J’y ai participé, mais ce réseau a été surtout animé, de façon dynamique et inventive par Didier Ménard, continuant de mener sa vie de médecin généraliste, investi et militant, à la cité des Francs Moisins de Saint Denis. L’hôpital était plutôt là comme recours, complément, témoin d’une pratique de lien différent : On avait même rédigé une charte, présentée à l’ensemble des médecins en commission d’établissement, écoutée par les 10 % attendus, les autres bavardant ou s’intéressant à autre chose durant ce temps-là !