Face à un scandale trop durable : une réponse de partenariat... (8)

Publié par Denis Mechali le 19.11.2013
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Mali 2002. Cela semble bien loin, mais c’est une dizaine d’années, seulement. En 2002, les personnes séropositives, ou au sida "déclaré", sont sorties des années "les plus terribles", grâce aux traitements très actifs. L’embellie date de 1995, sept longues années déjà. Mais cela concerne seulement les personnes ayant accès aux soins et aux traitements, et ayant la chance de vivre dans un pays développé, un pays riche. Et cela n’est pas du tout le cas du Mali, dans cette période ! Cependant, les antirétroviraux ne sont qu’un des paramètres de la lutte contre cette maladie. Ils ne font pas des miracles tout seuls. Se faire dépister, consulter et prendre ses traitements dans la durée : les témoignages abondent sur Seronet, des difficultés à affronter tout cela….

Mon témoignage sur une période vécue, une réalité partagée, modestement et très partiellement, avec une région du Mali, celle de Kayes, va complètement le confirmer : le médicament est indispensable. Pardon de le dire de façon très crue et directe… Si le traitement est disponible, on a une chance de vivre, s’il n’est pas là, on meurt ! Mais il peut être disponible en théorie, et ne jamais arriver aux personnes qui en ont besoin : pauvres, isolées, discriminées, et sans relais attentifs et compétents ; on meurt alors tout de même !

En 2002, le Mali est un pays très pauvre, mais démocratique et en paix civile : J’aurai écrit ces mots des dizaines de fois, avec plaisir et avec conviction. La démocratie est quelque chose de (très) complexe et de fragile, on l’aura vu, entre autres, au Mali, avec les convulsions en cours. Certains, dont je fais partie, le mesurent tous les jours, en France,  avec un mélange d’effroi et d’accablement. Mais, au Mali, dans cette région de Kayes, tout à l’ouest du pays, adossée au fleuve Sénégal, et aux deux pays limitrophes que sont le Sénégal et la Mauritanie, on ressent une relative sérénité, durant toute la décennie qui suit. Les personnes côtoyées, y compris - ou surtout - les plus pauvres, démunies, sont accueillantes, avec souvent une chaleur, un sens de l’hospitalité qui rendent un peu honteux les occidentaux pressés et volontiers égoïstes que nous sommes ! De façon confuse ou explicite, on perçoit une richesse intérieure, une dignité, un sens des valeurs essentielles, qui font contraste avec notre monde saturé de valeurs matérielles, d’argent, mais parfois mort à l’essentiel, mort à des valeurs comme le respect de l’autre, la solidarité, la fraternité…

Le sida est un tel révélateur des limites ou des failles de la tolérance

Cela vous semble un peu lyrique, excessif, voire le reflet de conceptions d’un benêt se croyant dans un monde de bisounours ?  Possible, mais j’y crois, et j’ai côtoyé cela assez longtemps pour que certaines évolutions actuelles me navrent sans me faire remettre en cause le passé. J’ai observé une société assez marquée par la religion, musulmane, appliquant de façon assez stricte un suivi de préconisations quotidiennes, prière ou absence de consommation d’alcool, mais sans que cela ne remette en cause la tradition d’accueil de l’autre et la tolérance. Affirmer ses propres valeurs n’oblige pas à un rejet virulent de l’autre et de ses convictions ou façon de vivre, et moins encore au recours à la violence ou au meurtre pour faire avancer sa cause. La paix civile et la tolérance favorisent coopérations et alliances, ferments de progrès possible. Et je l’ai vécu, je vais le décrire dans la suite de ce texte.

En même temps, le sida est un tel révélateur des limites ou des failles de la tolérance (ou non) à la différence de l’autre, son individualité, sa façon d’exercer sa sexualité, qu’il n’est pas étonnant que l’on se soit heurté aux réalités d’une société rurale, pauvre, marquée par des coutumes, qu’il faut parfois arriver à faire évoluer, au nom d’autres valeurs, comme le respect et la liberté des individus, la liberté des femmes notamment… Concilier respect des traditions, et refus de l’excision des femmes, remise en cause de la polygamie ; C’est un combat possible, mené de l’intérieur, par les intéressées et intéressés, pas seuls, mais avec eux, obligatoirement. Mais un combat forcément long et complexe.

Des mises en œuvre menées un peu à la hussarde !

Le problème est alors d’arriver à concilier des temporalités différentes : les besoins urgents, les situations gravissimes, ne peuvent attendre des évolutions trop progressives et étalées dans le temps. En même temps, certaines évolutions des mentalités et des esprits, viennent apaiser, simplifier, consolider, des mises en œuvre menées un peu à la hussarde ! En 2002, il va y avoir alors une conjonction favorable, qui permettra de mettre en œuvre tout un lot d’évolutions, d’actions et de faire bouger la réalité atroce de personnes atteintes de sida et dépourvues de soin, d’accès aux médicaments. Et j’aurai la chance d’y être mêlé, impliqué modestement, mais activement.

L’hôpital de Kayes est un gros hôpital régional. Sur les 12 millions d’habitants du Mali, plus d’un million vivent dans le cercle de Kayes, la ville et de nombreux villages environnant. Parfois, il faut trois heures d’un véhicule tout terrain pour faire 80 km, car les routes carrossables ne sont pas très nombreuses. Même le lien Kayes/Bamako, la capitale, qui est loin, à 400 km, est compliqué. La route n’est pas encore bitumée sur tout le trajet, le train long (plus d’une journée), et parfois en panne. L’avion est couteux et d’usage limité. Mais cet hôpital, au début des années 2000, bouge, évolue, se rénove, etc. Le pays met en œuvre une réforme hospitalière méthodique, ayant des points communs avec des éléments d’organisation en France, et c’est d’ailleurs par un lien entre des directeurs d’hôpitaux, celui de Kayes, et celui de Saint-Denis en banlieue parisienne, que cette histoire commence. 2001, c’est l’année d’une coupe d’Afrique de football : Il y a des matchs à Kayes, et il faut améliorer l’hôpital, ses capacités d’accueil, notamment aux urgences, si cela bouscule un peu trop ou bastonne !

Mais le directeur dynamique de l’hôpital de Kayes s’est, aussi, attaché les services d’un médecin, venu au départ d’une autre région, du Nord du Mali, dermatologue, mais qui va s’intéresser au sida au point d’y consacrer sa vie et sa carrière, le Dr Hamidou Toure, toujours en poste en 2013. Les choses vont démarrer, en 2001, par un hôpital de jour, le lien avec une association locale de personnes vivant avec le VIH.

300 personnes malades… 16 sous traitements !

Dans cette période, pourtant, que c’est dur et limité ! Il y a plus de 300 personnes repérées, diagnostiquées, au sein de l’hôpital : la plupart sont déjà très malades, et seules 16 personnes (oui, je dis bien 16 personnes !) prennent des antirétroviraux, qu’elles vont chercher à Bamako, très loin donc. Les membres de l’association des personnes vivant avec le VIH, pas très nombreuses, moins de 100, sont souvent fragiles, malades. La mort des adhérents explique souvent le turn-over associatif. Si on fait le trajet Kayes-Bamako pour aller chercher ses médicaments, on n’aura pas toujours la possibilité ou les forces de faire le trajet de retour vers Kayes.

Dans le même temps, à Bamako, les réponses les plus dynamiques, les mises sous traitements ne se font pas, ou à peine et mal, dans les hôpitaux universitaires de la ville, mais avant tout au "CESAC", une association fondée, avec quelques collaborateurs impliqués,  par un petit médecin généraliste remuant et dynamique, le Dr Aliou Sylla. Cela vous rappelle des choses ? C’est normal ! On retrouve, dès qu’on parle de sida, cette nécessité de briser des tabous, des routines, et de montrer que l’on peut construire des choses formidables par le combat et l’innovation. Et arriver ainsi à faire bouger, petit à petit, par contagion vertueuse, par évidence d’efficacité, le monde professionnel, le monde politique, la société locale, une partie en tout cas !

Il va donc y avoir une triple conjonction : au niveau de la capitale, les actions associatives reçoivent un soutien politique énergique du président de la République, "ATT" Amadou Toumani Toure, qui affirme la nécessité d’affronter le sida, dépister, traiter, sans laisser personne au bord du chemin, donc aussi les plus pauvres, et pas seulement les habitants du centre de la capitale du pays. Des fonds internationaux importants arrivent enfin, via l’ONUSIDA en particulier, pour organiser cette lutte, et faire passer le savoir-faire associatif dans un champ partagé avec les institutions de soins, comme les hôpitaux… Cette dynamique, l’implication de certains pays comme le Brésil, la militance associative internationale autour du sida vont faire avancer une lutte cruciale : celle limitant les brevets et les profits autour des médicaments, et permettre de développer des génériques des antirétroviraux, dont les prix de vente sont divisés parfois par mille par rapport aux prix initiaux ! Ces prix de revient rendent alors plus accessible la gratuité pour les personnes, souvent très pauvres, ayant besoin vital des médicaments. La volonté de décentralisation va donner leur chance à des zones un peu excentrées, comme Kayes, mais d’autres aussi, ailleurs au Mali, comme Sikasso, Ségou, etc.

Des hommes célibataires ou mariés mais avec femmes et enfants restés au pays

Et il se trouve que Kayes, où se trouve notamment une ethnie, les Sarokollé ou Soninké, est une région traditionnelle d’émigration de travail, en particulier en France. Les travailleurs maliens, que j’ai côtoyés dans les années 1970, à Paris, à l’hôpital Claude-Bernard, où ils venaient faire soigner une tuberculose, ou parfois des maladies plus exotiques comme la bilharziose, ou des filarioses, ces drôles de maladies, où un petit ver perforait la peau : On l’enroulait ensuite, durant des semaines, autour d’une allumette, jusqu’à l’extraire complètement ! Ces travailleurs maliens, donc, étaient souvent des hommes célibataires ou mariés mais avec femmes et enfants restés au pays, et ils venaient de façon dominante précisément de cette région de Kayes. Il y avait une tradition d’envoi d’argent au pays, ces transferts étant souvent massifs, facteur d’évolutions individuelles, mais aussi collectives sur place, mais parfois des projets d’amélioration de l’éducation, via la construction d’une école, ou de la santé, par exemple via le financement d’un dispensaire, dans le village d’origine.

Et je vais entendre parler, dans la même période, de ce lien de jumelage envisagé entre directeurs d’hôpitaux, celui de Kayes et Saint-Denis en l’occurrence, et d’un projet de soutien hospitalier institutionnel français, le projet ESTHER, abréviation de : "Ensemble Solidarité Thérapeutique Hospitalière En Réseau", visant à faire arriver les antirétroviraux dans des pays du tiers monde, et tout particulièrement l’Afrique francophone, l’ancienne zone de colonisation. Le projet est poussé dans cette période par Jacques Chirac, président de la République, et le ministre de la Santé de l’époque, Bernard Kouchner. J’ai connaissance, en même temps, d’un projet communautaire, porté en France par un petit groupe engagé de travailleurs maliens immigrés, projet intitulé : "Dépistage et prise en charge du sida dans la région du fleuve Sénégal", et relayé par une association existant depuis plus de 20 ans, et basée à Montreuil, le GRDR (Groupement régional pour le développement rural). Je vais alors me glisser avec bonheur (et je l’espère quelque efficacité) dans les mailles du réseau, le filet que permet de tisser cette conjonction là.

Pour ne pas mourir idiot !

Quoique plutôt "gentil, travaillant plutôt des valeurs d’ouverture et de compréhension - je n’ai pas hésité, parfois, à user d’une communication un peu provocante, à visée stimulante. Ainsi, en 1991, avec d’autres, notre affiche pour inciter à venir au centre de dépistage anonyme et gratuit du VIH/Sida, était titré : "Pour ne pas mourir idiot", écrit en lettres rouges, avec même un peu d’encre rouge qui bavait un peu, style goutte de sang !  On peut trouver cela de mauvais goût, la question essentielle - à réponse non simple - étant de savoir si cela a une efficacité ou non, en termes d’efficacité à venir se faire dépister ? Dans cette même veine, j’ai beaucoup utilisé dans cette période de 2002, l’image et la phrase du double objectif du travail partenarial avec le Mali : Eviter la mort physique, par les antirétroviraux, et éviter la mort sociale, par la lutte contre les discriminations, les inégalités, les rejets. Et j’ai fait mon possible pour expliquer avec conviction que les deux objectifs étaient aussi importants l’un que l’autre, et totalement impossibles à dénouer… Je ne fais pas le malin, tout ceci est totalement inséré, évidemment, dans ce qui a fait la révolution Sida, dans les apports de AIDES, de Daniel Defert parlant du patient "réformateur social", ou "héros du quotidien", de Jonathan Mann disant que le sida se soignait "avec des médicaments et les droits de l’Homme". Juste des petits travaux pratiques adaptés ! Et le bonheur (non cynique) pour moi, était la possibilité de transmettre de l’expérience et du savoir-faire, donc de pouvoir faire gagner du temps dans les mises en œuvre dans la construction des équipes soignantes, de l’échange inter professionnel, et du tissage équipe soignante, patients investis et respectés, en construction de partenariat mutuel.

Commentaires

Portrait de lounaa

Quel bonheur de vous lire !

Ce billet me touche beaucoup , je découvre encore avec vous que il y à des personnes humaines,

merveilleuse comme vous Dr Mechali .

Je découvre aussi cette magnifique phrase :

le sida se soigne avec des médicaments et les droits de l'homme .

Et vos  phrases si juste au sujet de ces personnes ayant d'autres cultures ou d'autres religion ,

mais qui ont un sens des valeurs essentielles qui fait contraste avec notre monde occidental,

mais nous reçoive avec respect malgré leur pauvreté.

Et puis tout ce que vous avez fait avec d'autres c'est pour moi magique.

Sa ma fais du bien de vous avoir lu , sa ma redonner espoir d'un monde meilleur.

Je suis tellement heureuse d'apprendre que maintenant la bas ils ont accès aux traitements génériques .

Formidable projet  Esther , et tout les autres aussi .

J'imagine votre joie à cette époque, votre aventure, vos actions à tous me fond du bien.

Je la vie à travers votre billet c'est formidable !

Si seulement il y avais plus de personnes comme vous .

Merci pour votre humanisme , votre dévotion, votre lutte contre la misère et la maladie.

Je vous ai lu sa me rassure, par les temps qui courent et qui me tourmente l'esprit,

sa fais un bien fou de vous lire.

je vais dormir en paix et heureuse cette nuit,

Et quand je douterai des hommes, je reviendrai sur votre billet,

qui me donne plein d'espoir, merci beaucoup.

Portrait de Mumbly

Soledad, votre action et ce témoignage me redonne foi en l'homme ... Merci à vous !