La santé, c’est Manifeste !

Publié par Denis Mechali le 13.03.2013
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En avril 2012 est paru un livre au titre alléchant : "Médecine de la personne : Un manifeste collectif qui s’adresse aux médecins, soignants, malades, et décideurs (ou ceux qui se pensent tels)". J’ai découvert ce livre récemment. Le thème, et surtout le volontarisme dynamique du mot manifeste, m’ont immédiatement attiré. Je le dis à regret, cependant : le résultat n’est pas à la hauteur des espérances, valant tout de même les informations et les réflexions de cette chronique.

Le bouquin regroupe les analyses ou propositions d’une vingtaine de soignants divers : plusieurs psychiatres, à l’origine du projet, des médecins généralistes, gériatres, spécialistes divers, ces professionnels travaillant en France, aux Etats Unis, au Canada… Des infirmières, des sociologues, des psychanalystes complètent la liste, tout de même largement dominée par la profession médicale. Ce sont des docteurs qui se soignent, ou tentent de le faire, et en même temps veulent soigner la santé, décrite comme gravement malade … "La médecine se meurt" est le titre d’un des chapitres !

L’idée, martelée sur tous les tons et via des exemples aussi divers que convaincants, est l’impasse dans laquelle s’est fourvoyée la médecine, embarquant les malades, patients, usagers, sujets, mais aussi les soignants au mieux perturbés et désorientés, au pire en souffrance majeure. Cette impasse s’est constituée par les excès d’une médecine curative technique, biologique, hyperspécialisée et compartimentée.

Pour exercer encore mieux cette médecine scientifique, une validation par les preuves, la fameuse "Evidence Base Medicine" a été promue. Or, dit de façon un peu simpliste, le problème est que les preuves, dites indispensables pour valider le savoir et la pratique, sont obtenues pour certains sujets seulement, propres à l’expérimentation répétitive. Mais dans d’autres cas, la difficulté technique à produire les preuves d’un phénomène donné, ne signifie pas que le phénomène en question soit faux ou dépourvu de tout intérêt ! Il y a là une erreur de raisonnement, ou une manipulation ! Et, progressivement, le côté hémiplégique, biaisé, tronqué, de cette approche s’est fait jour, mais lentement, et plus lentement encore les possibilités d’un modèle alterne (en jargon : d’un "nouveau paradigme de la santé").

Les considérations financières ont contribué (et contribuent toujours !), à obscurcir le tableau, ou la compréhension des choses, mais de façon paradoxale. Progressivement, la force et la violence des lobbys financiers, la contamination insidieuse des raisonnements et des convictions de soignants qui se croient "libres", apparait plus clairement à un grand nombre de gens. Mais, à l’inverse, les obstacles aux évolutions importantes ne sont pas réellement de nature financière, mais plutôt de conception et d’organisation. La crise financière joue un rôle aggravant, certes, parce que dans le passé, les réformes difficiles pouvaient être évitées en empilant les financements : on gardait les anciens modèles ou les "rentes de situation", et on finançait en plus l’innovation, ou la concertation multi et transdisciplinaire… Cette possibilité coince en ce moment, et donne ces impressions d’impasse, de problèmes insolubles, à ce qui ne sont, somme toute, que des crises, et de la gestion de complexité. Une sociologue, Danièle Linhart, parle de "la face voilée de l’emprise managériale", et ce qu’elle explique du monde du travail, des grandes entreprises, est très éclairant aussi de processus à l’œuvre dans le monde de la santé. Au début du siècle, une rationalisation du travail, une mise au pas des employés, via des taches parcellisées et répétitives a eu lieu : c’était la taylorisation.

Mais l’évolution de la nature du travail, la mondialisation concurrentielle amenant à des changements multiples et rapides ne permettaient plus de fonctionner avec ce même modèle répétitif. L’emprise s’est alors maintenue en fragilisant subjectivement les personnes, déstabilisées sous prétexte de nécessaires adaptations aux changements. L’anxiété généralisée et l’instabilité comme mode de gestion, empêchant à la fois d’affirmer ses propres savoirs faires avec un minimum de stabilité et de solidité (et aussi de reconnaissance externe), et aussi de se faire une idée d’ensemble intelligible du projet commun d’entreprise ou de lieu de travail. Ces réflexions me semblent assez éclairantes pour expliquer également le contraste frappant entre la persistance individuelle forte, chez les soignants, d’une vision du métier comme de lien et de relation, d’écoute des personnes, et la résignation à un modèle ou les directives, les normes, les protocoles divers, y compris les plus absurdes ou inapplicables, (ou celles qui changent tout le temps), tiennent le haut du pavé.

La médecine de la personne implique de s’intéresser aux déterminants de la santé, santé positive incluse, et pas seulement processus pathologique, maladie. S’intéresser aux processus physiologiques, mais aussi aux éléments psychologiques, émotifs, à l’œuvre chez un individu donné. Mais aussi de considérer la personne dans son environnement proche, familial, le contexte culturel, professionnel, les croyances essentielles… De prendre en compte les contraintes économiques ou juridiques… De réfléchir de façon structurée les interactions entre la personne soignée et le ou les soignants : considérer de façon approfondie les éléments d’empathie, les conditions du transfert et du contre transfert à l’œuvre dans une relation de soin (qui ne se limite pas au contractuel et aux procédures techniques). Qui dit "Manifeste" dit en même temps :  recherche d’établissement d’un rapport de forces, regroupement et développement des énergies dans le sens nouveau recherché.

Depuis 2011, se développe un "RIMCP", un "Réseau international pour la médecine centrée sur la personne". L’OMS, l’Organisation mondiale de la santé, est partie prenante, forte du titre de gloire de la rédaction de cette fameuse définition de la santé comme un "état de complet bien-être physique, mental, et social". Mais, sans faire une liste exhaustive, on y retrouve aussi une alliance internationale des organisations de patients, des travailleurs sociaux, des structures universitaires suisses, américaines, anglaises, etc. Un périodique, publié en anglais, a été fondé. Les principes, présents dès la formation initiale, puis déclinés progressivement, sont liés à cette vision pas vraiment nouvelle, mais élargie et organisée : Expertises et prises de décisions fondées sur un mixte entre les éléments physiologiques, et les éléments personnels, sociaux, économiques, culturels, etc.

En termes de communication, notion d’empathie impliquant une attention aux conditions de la compréhension, culturelle, mais aussi intime, liés aux éléments biographiques de construction des individus. Pratique d’équipe ou de collaborations impliquant un large panel de membres possibles, très au-delà d’une équipe de soins habituelle, et incluant patient, entourage, ou les référents que peuvent être une association investie de la confiance de la personne concernée.

Et ma déception est liée évidemment à la difficulté d’impact des projets très ou trop ambitieux. Ce "RIMCP" semble mener sa petite vie dans son petit coin, sans être devenu, pour le moment en tout cas, célébrité internationale ! Je me moque gentiment : le fourmillement d’actions, d’initiatives, de fonctionnements de fourmis de tel ou tel soignant, ici ou là, est heureusement une réalité. Les petits ruisseaux finissent parfois par former les grandes rivières, dit le dicton ! Mais les problèmes demeurent, liés bien sûr à la force "bulldozer" des fonctionnements alternes, purement techniques, curatifs, normatifs, etc.

Un problème supplémentaire est la difficulté de mise en œuvre de ces processus alternatifs extrêmement divers, et marqués par une adaptation subtile, complexe. Un des auteurs du livre, Robert Zittoun, qui a mené une longue carrière de spécialiste d’hématologie, avant d’approfondir son investissement dans l’éthique et le soin palliatif. Il dit ainsi, dans son texte : "Je conçois qu’on ne puisse pas simultanément s’occuper de l’objet réifié de la science, des cellules complexes mais sans âme, et de la personne atteinte au plus profond de son être et de son projet de vie. La seule possibilité d’un exercice soignant à la fois la maladie et la personne, se situe, pour moi du moins, dans une oscillation permanente, rapide, en courtes phases, entre l’objet et le sujet, les cellules et la personne, la maladie et celui ou celle qu’elle affecte, avec ses questions, son angoisse".   Magnifique formulation, et magnifique preuve de scrupule et de modestie mêlées…  Mais on mesure en même temps l’exigence individuelle, qui n’est pas forcément à la portée de tout un chacun, et moins encore dans un contexte non favorable, et qui porte plutôt à une rapidité superficielle, et à une vision individualisée à l’extrême de ses préoccupations et de son propre intérêt.

Cette petite déception m’a donné envie de ré-ouvrir le bouquin d’Edgar Morin, "La voie",  paru aussi en 2011, où Morin réfléchit également ces problèmes de médecine et santé, avec beaucoup de points communs : Il parle des succès brillants, mais aussi des limites, insuffisances, ambivalences, et cite lui aussi "l’individu traité et perçu comme patient, mais ignoré comme personne"… Il parle des multiples voies de guérison, incluant les possibilités d’auto-guérison, l’équilibre dont parle Antonio Damasio entre le cerveau émotionnel, le cerveau cognitif et la physiologie du corps.

Envie de relire aussi un papier beaucoup plus ancien, de 1994, écrit par l’écrivain Hervé Hamon, qui a pas mal écrit sur l’océan et les marins, mais a aussi fait une plongée dans le monde de la santé et des médecins, dans cette période !  Il avait écrit un merveilleux petit papier au sujet de la relation médecin/malade, où il disait, entre autres : "Le pire n’est pas sûr", pointait du doigt que les médecins étaient souvent "très dévorés par leurs conflits internes", et concluait à la nécessité et aux possibilités des zones de négociation entre les uns et les autres.

Il plaidait pour une "relation adulte", médecin malade, rajoutant aussitôt : "Nous en sommes loin" ! Relation entre "partenaires de soin", "chacun étant conscient des limites et de l’impossibilité de la toute-puissance, du soin comme des résultats du soin" ; "Une maladie est une histoire, et toute histoire est semée d’imprévus". Il finissait son papier en écrivant : "Il convient qu’un médecin suscite la confiance de son malade en commençant par lui faire confiance, et qu’il voie dans la transparence le plus sur des placements".

En 1994 !!!  Pas grand-chose de neuf sous le soleil, finalement !

Mais en bon pessimiste actif que je suis, je crois que l’aggravation de la crise et la proximité de la catastrophe peuvent être un bon moment pour aider à la survenue des évolutions aussi complexes que celles proposées ou souhaitées par ce "manifeste pour une médecine de la personne" !