La transparence : vices et vertus

Publié par Denis Mechali le 30.01.2013
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Deux experts renommés du monde de la santé, Jean de Kervasdoué et Didier Sicard viennent de sortir un article vigoureux dans le journal "Le Monde", vigueur accrue par le titre (qu’ils n’ont peut-être pas choisi eux mêmes !) : "Plus grave que le débat sur la pilule, l’affaire des données de santé publique"

Jean de Kervasdoué et Didier Sicard dénoncent l’absence quasi-totale de transparence des données - pourtant un monceau d’informations ! - obtenues par l’assurance maladie, qui recueille la quasi-totalité des prescriptions faites, tant concernant les examens complémentaires, biologie ou imagerie, que les traitements prescrits. La provenance médicale de ces prescriptions, généralistes ou spécialistes, avec les lieux géographiques d’exercice de ces divers praticiens est également connue par cette instance en charge des remboursements (ou des prises en charge anticipées) de l’ensemble de ces dépenses de santé. Se fondant alors sur quelques exemples indiscutables, (et disponibles !), comme la coloscopie à 600 euros remboursée, "alors que, pour le dépistage, la coloscopie virtuelle à 100 euros serait suffisante", les auteurs font (ou déduisent, ou extrapolent !), un constat très sévère concernant la qualité d’ensemble des actes médicaux en France.

Sévérité juste un peu atténuée par le constat "que les médecins français ne peuvent pas lire les 36 000 articles publiés chaque mois dans les revues médicales"). Et ils cognent dur ! "Prescriptions en excès, ou insuffisantes, ou mal adaptées" ; "Médicaments inefficaces, ou prescrits à mauvais escient, amenant à des risques abusifs" ; "Un mauvais musicien ne saura pas obtenir la bonne sonorité d’un instrument pourtant excellent" ; "Flopée d’examens inutiles pratiqués et remboursés, alors qu’un examen essentiel n’est pas pratiqué, ou après long retard de disponibilité", etc. Et ils finissent vraiment en colère  : "Ce mélange d’obscurantisme, de suffisance, d’impuissance et de laxisme est devenu insupportable. Il doit cesser". Rien de moins !

Dans le cours du texte, ils ont dit cependant : "Ne pas être d’accord avec le fait de chercher des coupables, au lieu de rechercher des solutions en autorisant l’accès aux données que garde et exploite si peu l’assurance maladie". Ce que j’ai lu avec des sentiments mitigés. Les auteurs cherchent, sans doute légitimement, à faire sauter un verrou, cette attitude opaque de l’assurance maladie. En revanche, ils me semblent (malheureusement) surestimer l’efficacité magique du savoir et de la transparence. En effet, le débat sur la pilule, survenu dans la même période, révèle aussi que parfois les éléments de choix entre le pour et le contre, entre une efficacité suffisante ou marginale, des risques rarissimes ou pas tant que cela, tout cela peut être écrit, noir sur blanc, voire objet de recommandations répétées d’instances reconnues, mais que cela ne suffit pas. Un autre article du "Monde", paru le même jour, signé de trois gynécologues et endocrinologues également renommés, pointe clairement cet élément. "Depuis 1995, disent ces spécialistes, plusieurs organismes officiels, agence du médicament, et Haute autorité de santé, ont signalé de façon répétitive les sur-risques des pilules récentes, de génération 3 et 4, et préconisé impérativement de prescrire en choix habituel les pilules plus anciennes".

Ceci amène alors à  constater plusieurs raisons, différentes,  qui se combinent finalement, à l’origine de ces décalages et de ces prises de conscience tardives. Sous-estimation d’un risque rare (ou rarissime ? les nuances comptent), mais grave ou gravissime : "Perdre la vie à 20 ans, d’embolie pulmonaire ou d’accident vasculaire cérébral" en raison des dangers d’une contraception ; surestimation des avantages d’un produit par des praticiens de bonne foi ou influencés par un marketing à finalité principalement financière, voire par un conflit d’intérêt, ce qui peut être la formulation polie d’un élément nettement plus violent : "Etre acheté", corrompu….

Mais alors, en cascade, on constate facilement que dire les choses, être transparent n’est pas une panacée. La transparence peut être méconnue, mal comprise, et tirer les conséquences de ce qui est révélé n’est en rien automatique. Le débat sur les risques faibles, et les avantages relatifs d’une prescription est en permanence difficile, du fait d’une diversité inévitable de ressenti. Ne pas subir une contrainte ("pilule, ou autre chose, mais pas le préservatif tout le temps"), ne pas risquer d’accroitre l’acné avec les pilules 3 et 4, peut être considéré, a posteriori, comme des arguments pipeau, mais en soi, une acné profuse peut être vécue comme un handicap social, une perturbation de l’image de soi importante pour une jeune femme. Décider pour tous (et toutes), face à cette diversité des motivations est évidemment compliqué. L’article des gynécologues ne se prive pas de rappeler que "la voiture est dangereuse, et qu’on peut mourir d’un accident, mais que cela n’a pas fait renoncer définitivement aux voitures".

Et ces réflexions m’ont amené à faire le rapprochement avec un bouquin lu récemment de trois sociologues et économistes (Algan, Cahuc, et Zylberberg), nommé La fabrique de la défiance. Ce livre reprend des choses souvent affirmées depuis plusieurs années, visant à comprendre "pourquoi la France semble avoir des difficultés croissantes depuis 10 ou 20 ans", dans divers domaines de l’éducation, du travail, de l’efficacité économique, et ceci même par comparaison avec d’autres pays développés, parfois assez voisins, comme l’Allemagne ou l’Europe du Nord. Le "pourquoi" fait appel, pour les auteurs, à la cumulation de plusieurs éléments : le traumatisme moral lié à la défaite de la France en 1940, une reconstruction marquée, durant les 30 glorieuses par un dirigisme étatique, hiérarchique, vertical et élitiste, aggravé par un saupoudrage corporatiste, parfois franchement clientéliste au lieu de viser une équité pour l’ensemble des citoyens et des métiers. Tout ceci aurait entrainé et accentué un faible taux de confiance, et dans les instances officielles, et plus largement dans les autres.  Et expliquerait l’aggravation depuis 30 ans des différences entre pays a priori comparables (les auteurs récusant ainsi tout à la fois "la fatalité" et une sorte de "spécificité nationale française" à ces faits). Le cercle vicieux serait aggravé du fait de l’évolution du monde actuel, rapide, changeant, amenant alors très souvent à des décisions délicates, du fait de la complexité des enjeux… comme la balance "avantage/risques/bénéfices/inconvénients" d’un choix de contraception, pour reprendre notre exemple.

Le monde dans lequel nous vivons nécessite un surcroit de transparence (certes !) mais aussi de capacité à réfléchir à plusieurs, à échanger, à approfondir, hiérarchiser ses informations, et affiner sa réflexion, pour décider de façon éclairée. Informer vraiment, en s’assurant d’avoir été entendu et compris, a souvent à voir avec l’empathie, le souci de l’autre, à faire confiance pour obtenir confiance. Comme disait un plaisantin : "La démocratie ? Tiens c’est une idée… On pourrait essayer un jour, juste pour voir" !