Le "care" en pratiques…

Publié par Denis Mechali le 12.06.2013
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Deux journées, les 13 et 14 juin prochains, sont consacrées à une rencontre à Paris autour des pratiques du "care", dans divers domaines de la santé, en particulier les situations de handicap, en direction des personnes âgées dépendantes, et dans divers pays, comme le Brésil, le Japon, les Etats Unis, la France, etc.

Le mot "care" est utilisé surtout depuis les années 1980, notamment après qu’une sociologue américaine, Carol Gilligan, a publié un bouquin intitulé "Le souci des autres", qui liait une vision très générale et souvent théorique de la justice au fonctionnement, et à la domination masculine. Elle opposait le fonctionnement habituel des femmes, lié à leur pratique usuelle de la protection d’un individu vulnérable : le bébé, et à la marginalisation habituelle de leurs diverses activités, et de leurs compétences, par les hommes, souverains juges de ce qui est important ou marginal, noble ou subalterne. Les femmes, habituées, par leur histoire ancestrale, et toujours répétée individuellement, à repérer la vulnérabilité de l’autre, et à proposer des réponses concrètes et pragmatiques. Carol Gilligan disait que notre époque montrait la nécessité et l’importance de ces actions, et qu’il était temps de les revaloriser… Cette revalorisation est de nature symbolique (la place hiérarchique d’une aide-soignante, dans l’équipe d’un service de gériatrie, par exemple),  ou très concrète (le salaire versé pour cet ensemble d’activités de soins corporels ou d’aide à la vie quotidienne pour des personnes âgées dépendantes).

Mais le combat pour un regard différent sur des pratiques et des métiers, amène ensuite rapidement au constat "qu’il n’y a pas obligatoirement besoin d’être une femme pour avoir le souci des autres", que des hommes, de plus en plus nombreux à notre époque – peut être en acceptant plus facilement leur propre part féminine - et en marginalisant leur tendances macho, agissaient avec ce même souci des autres, et dans l’exercice d’un "care" concret. Le mot "care" a eu son moment de célébrité – mais aussi de critiques acerbes ! - en 2010, lorsque Martine Aubry l’avait utilisé pour tenter de caractériser une modalité de mise en œuvre de la politique, d’actions volontariste de politiques de gauche, orientée vers ce souci des autres, dépassant alors largement le seul domaine de la santé et du soin aux personnes. Les critiques virulentes avaient été liées à une vision supposée caritative, misérabiliste, compassionnelle de la prise en charge des personnes vulnérables ou exclues, au détriment d’une analyse des raisons sociales ou de discrimination, et donc de la nécessaire lutte politique, combat pour combattre les causes, et non limitation à un soutien aux victimes, de type dames patronnesses d’antan ! En outre, la part féministe du mouvement du "care" suscitait en boomerang un certain dédain pour des histoires de bonne femme, une vision un peu sentimentale, mollasse, des problèmes, par rapport à la hauteur de vue intellectualisée (supposée) chez nous les hommes.

Mais, au niveau du soin et de la santé, le mot, le concept, résiste… sans réussir vraiment à s’imposer, à sortir de l’ambiguïté et d’une relative marginalité. Déjà, on n’arrive pas à régler son compte au mot anglais, et à trouver un équivalent français qui s’impose, qui fasse image, au moins autant que le terme anglais "care", facile à opposer au mot "cure"… "Care", c’est prendre soin (de la personne malade), soigner avec sollicitude, alors que "cure", c’est soigner, mettre en œuvre les mesures diagnostiques et thérapeutiques permettant de soigner la maladie (et plus accessoirement l’individu malade).

En 1993, une sociologue américaine, Joan Tronto, avait mis en évidence cette dimension politique du care, dans un livre nommé précisément  : Un monde vulnérable : pour une politique du care, qui développait cette ambition de réparer notre monde malade, fragile, vulnérable, avec d’autres recettes que les oppositions frontales, mais plutôt avec ce point clef du souci des autres, du lien entre actions pratiques, et recherche de liens, de points de conciliations entre les besoins divers des personnes. La conciliation difficile qui, sans doute, explique aussi l’absence de traduction simple du mot en français, est l’association nécessaire de notions et pratiques diverses en apparence :
- Nécessité de reconnaître le besoin de l’autre, donc disponibilité cognitive à l’ouverture aux autres, à l’empathie, etc.
- Nécessité d’organiser sa propre réponse pratique, de la penser, individuellement ou avec d’autres, pour répondre concrètement à ce besoin ;
- Mise en œuvre d’actions très concrètes, parfois d’allures humbles ou triviales, mais pourtant essentielles pour une personne donnée, à un moment donné. Etre là pour une toilette, ou pour aider à faire pipi, face à une personne âgée dépendante, font partie de ces retournements entre humilité et importance concrète ;
- Vérification auprès de la personne concernée que le soutien apporté, le geste effectué, correspondait à son souhait, à son besoin. De nouveau, un retournement s’opère si on aide au détriment de l’autonomie de la personne, si un sentiment d’humiliation est ressenti via les modalités de cette aide.

Il y a donc une mobilisation intellectuelle, affective, et une dimension très pratique d’un travail, d’une tâche accomplie qui se mêlent, et qu’un seul mot tente de résumer, d’imager : Pas facile !

Pourtant, actuellement, plusieurs éléments différents viennent donner du poids à cette notion du "care", et à sa revalorisation au sein des projets, des actions des professionnels du soin. La croissance des inégalités, la montée du nombre des exclus divers, du droit, du logement, du travail, d’un environnement familial, amical, ou social, sont des faits, accrus par la crise économique, les conséquences des changements de notre monde mondialisé.

Mais aussi, la fracture sociale, la difficulté à faire groupe, à avoir des valeurs communes au sein d’un pays comme la France, accroissant les isolements, limitant les solidarités, et rendant plus difficile encore la situation des personnes précaires ou vulnérables, ou de personnes migrantes étrangères. Inversement, la position victimaire, percevoir exclusivement les droits et la sensation d’exclusion ou d’injustice, complique la recherche de solutions pratiques, avec certains au moins des inclus, ou induit un déséquilibre au profit de la lutte, du combat, au détriment des solutions pragmatiques partagées.

Petit à petit, on se rend compte que la vulnérabilité est un concept universel, simplement avec des degrés selon les personnes ou les périodes de la vie. On a cité la dépendance du petit enfant, au début de la vie, sa fragilité si on n’aide pas à sa survie et son développement, celle des personnes âgées dépendantes, qui devient fait de société, du fait de l’allongement de la vie,  et toutes les ruptures dans les projets de vie des personnes atteintes accroissent les vulnérabilités : Les personnes séropositives sont très bien placées pour le savoir, et le vivre au quotidien et au long cours. S’occuper d’accès au droit et au soin pour des personnes étrangères malades, fait très vite baigner dans une réflexion et une pratique du care. Faute de quoi on se limite à des recettes administratives, plus sécurisantes pour les administrations ou le confort des soignants, que pour les personnes concernées,  ou au faux constat, scandaleux, que les personnes n’adhèrent pas à des propositions, en réalité inadaptées, ou un peu méprisantes, pour leur autonomie et leur dignité. Le care reste cependant sur une "corde raide" : fondé sur l’empathie, l’attention aigüe aux besoins de l’autre, y compris celui qu’on lui foute la paix, qu’on respecte son autonomie et ses propres solutions, ou son propre rythme pour avancer, c’est une éthique du respect de l’autre, et d’un soutien adapté, respectueux, adaptatif…

Mais pour se faire reconnaître, et montrer qu’une véritable révolution du soin peut être fondée sur les principes du care, il faut bien intellectualiser, compliquer les choses, s’organiser en rapport de forces dans un contexte de ressources plus rares. Le  progrès scientifique, les avancées médicales du vingtième siècle ont été principalement technologiques et techniques, semblant pendant des années, rendre moins nécessaire les éléments subjectifs individuels. Mais la société du risque dans laquelle nous baignons désormais, où chaque progrès peut comporter son lot d’effets pervers, de risques, qui apparaissent parfois de façon retardée et "sournoise", rend plus nécessaire cette vision empathique et négociée des actions.