L'être et le nez en l'air

Publié par Ferdy le 19.09.2009
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La longue et patiente expérience que j'ai de la cohabitation avec vih, soit vingt et un ans de bons et loyaux services de part et d'autre, est la plus longue histoire qu'il m'a été de connaître dans cette existence. Aucune relation n'a passé le cap des cinq ans. Alors, évidemment, j'ai fini par m'y habituer, sans jamais parvenir à m'y habituer non plus. Nous sommes à la fois indépenants et intimement soudés, mon virus et moi.

Il m'a connu quand j'étais encore un mec pas trop mal, à vingt huit ans, Paris (!), un appétit de jeune chiot...

En 88 (XXème s.), dans les milieux gays (il y en avait alors de multiples) l'hécatombe peut vraiment commencer. Comme tant d'autres, j'ai un carnet d'adresses qui se vide comme si j'avais quatre-vingt dix neuf ans. Les visites dans les hôpitaux se succèdent, les cérémonies religieuses me deviennent familières, comme ces heures d'attente autour du crematorium, etc. Les médecins sont totalement dépassés, le recours à l'azt annonce souvent une fin imminente, jamais l'humanité ne nous était parue aussi maigre, aussi fragile.

Dans ces conditions, les motivations qui m'animaient jusque-là se transforment en un assez ridicule à quoi bon. Je crois que c'est une princesse Polignac qui soupira avant d'y passer "je me regretterai".

J'en étais à peu près là dans la détresse atone de mes plaies narcissiques, quand après avoir pesé et soupesé la question d'en finir, il m'apparut que c'était là une occasion exceptionnelle de se surpasser. La vie m'aiderait à supporter activement l'échéance, pour peu que je tente d'en faire un lieu de passage original et curieux. La rencontre du virus se révélait peut-être une chance dans ce parcours. Ou, pour le dire autrement, le virus me donna l'occasion miraculeuse d'être en vie.

Jusqu'à présent, j'avais fait un peu comme tout le monde, pensais-je, je m'étais accommodé de petites compromissions sans importance ou sans relief. La vie se déroulait sans réelle conviction, ni plaisir, ni déplaisir. Je ne me sentais pas de vocation particulière à exister, mais je n'aurais rien fait pour en perturber le cours tranquille.

La modification ne s'est faite que progressivement. L'idée que la santé puisse incarner quelque chose à laquelle on tient ne se forgea qu'au terme de longues périodes de doute, d'insatisfaction, d'angoisse et de délabrement.

Mais, l'hypothèse de la maladie m'a toujours paru comme étant un risque peu probable. Je pouvais plus facilement sombrer dans une mélancolie délétère, parcourir des phases dépressives et alcooliques chroniques, sans porter une attention sincère à l'infection, laquelle paraissait m'ignorer.

Ce n'est qu'alors qu'il me fut enfin permis de croire et d'espérer en cette expérience unique, singulière, insoupçonnée. Sans lui attribuer une valeur inconsidérée, j'ai l'impression que tout ce temps qui m'a été donné en rab me libère de la menace, toujours possible, de le perdre.

Dans ces conditions, la problématique du bonheur devient assez secondaire.

Commentaires

Portrait de filigrane

Ferdy, 

J'aime décidément beaucoup te lire. Je crois comprendre et partager le sentiment un peu paradoxal, un peu difficile à saisir que tu exprimes à la fin de ton billet. Le privilège que peut constituer dans un sens ce temps inespéré. Je ne trouve pas l'inspiration pour te donner vraiment la réplique. Peut-être que je ne trouve pas la force d'esprit pour le faire, ou le temps (il a beau être inespéré, je le compte encore...). Enfin voilà, c'était pour te dire que tu ne parlais pas dans le désert. 

Biz 

Portrait de Ferdy

Un petit matin qui commence par la lecture d'un mot aimable, ça vous va droit au coeur (surtout quand on a la chance qu'il batte encore.)

La difficulté de mes petits billets, souvent trop longs (j'écris vite, on l'aura compris, je me relis mais sans parvenir à trancher, ni à repérer les coquilles, enfin, je laisse fonctionner des associations d'idées - émotions, souvenirs, indigestions diverses qui ont parfois la fâcheuse tendance à se contredire), c'est qu'on ne sait pas très bien où ça nous conduit, tout ça.

Je m'en tiens à une spontanéité qui n'est pas une figure, tant mieux si parfois ça produit du sens, mais je suis malgré tout conscient de la faiblesse de ce que j'envoie. Il n'y a pas de démonstration à attendre; je ne cherche pas à avoir raison (pourquoi faire ?) ; j'ose la voie toujours aléatoire de l'expérimentation... sans conclusion hâtive. Je peux aussi être celui qui cherche à développer plusieurs points de vue, sans privilégier une piste ou en négligeant des arguments qui participeraient à une meilleure compréhension du propos.

J'apprécie ce que tu écris en filifrane, Filigrane : l'énoncé paradoxal, dans lequel je m'égare, comme pour tenter de saisir les lambeaux d'une vérité plurielle et fulgurante.

Parfois, il m'arrive d'être touché par un commentaire, comme le tien, qui m'encourage à poursuivre à sonder l'obscur. Dans ce sens, le billet s'écrit alors avec des lecteurs (un nombre de mains potentiellement infini), je crois que c'est la seule chose qui vaille réellement.

Bonne journée (c'est beau un lundi sous les nuages.)