La Gifle ;

Publié par jl06 le 02.02.2019
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Avec "Né d'aucune femme", Franck Bouysse "creuse l'obscurité" 20h54 , le 30 janvier 2019

LA VIE EN NOIR - Avec Né d'aucune femme, Franck Bouysse raconte d'une écriture de givre le destin tragique et grandiose de Rose, héroïne de chair et de sang, souillée, abîmée, violée par la main d'hommes veules.

"Né d'aucune femme", écrit par Franck Bouysse.

"Né d'aucune femme", écrit par Franck Bouysse. (DR)Partager sur :

Franck Bouysse pioche, sonde, transperce et ravine les sillons de sa prose. Cet écrivain qui revendique haut et fort ses origines du terroir achève la ronde des saisons qu'il avait amorcé dans son premier roman, Grossir le ciel, avec le printemps. Période où pourtant tout commence. L'auteur en a décidé autrement. Né d'aucune femme, titre au demeurant fabuleux, raconte d'une écriture de givre le destin tragique et grandiose de Rose, héroïne de chair et de sang, souillée, abîmée, violée par la main d'hommes veules. Rose qui les transcende tous autant qu'ils sont, Rose la merveilleuse, la lumière de l'auteur, celle pour laquelle il "creuse l'obscurité".

Il le dit lui-même, il vient d'une lignée de paysans, d'une famille de taiseux. "Les hommes et les femmes à la campagne sont des gens de peu de mots." Franck Bouysse en fera sa marque de fabrique. A la main, encore, il a tenté l'ordinateur, en vain, il couche chaque jour, très tôt, avant le levée du jour, quatre heures d'affilées, sur un petit cahier d'écolier, ces fameux mots qui feront des phrases puis des histoires. Bien lui en a pris.

Au fond, Franck Bouysse est un jeune homme. Il a commencé l'écriture très tôt mais n'a sorti son premier roman qu'à 47 ans, l'âge où la majorité d'entre nous se retourne déjà un peu vers le passé. Lui, son avenir commence. Frank Bouysse est entré en littérature comme on entre dans les ordres. Avec une abnégation non feinte. Mots expiés, crucifiés , statués comme les larmes de sang d'une Vierge miraculée, ils vous hantent jusque tard dans une nuit lourde et douloureuse.

Un roman choral, une première pour Franck Bouysse

Tout débute par une mort et des cahiers. La mort de Rose, les cahiers de Rose, son journal secret. Cachés sous sa jupe alors qu'elle gît allongée dans son cercueil. Qui était cette femme que le sombre docteur persiste à ne pas nommer. Gabriel, le jeune curé, va le découvrir bien malgré lui. Page après page, la vie de cette inconnue bouleverse la sienne. Roman choral, une première pour l'auteur, Né d'aucune femme, s'appuie comme toujours chez Franck Bouysse sur des souvenirs d'enfance.

Les hommes et les femmes à la campagne sont des gens de peu de mots

Cette fois, ce sera ce monastère, personnage presque à part entière dans l'ouvrage, qui vient raviver des peurs profondes. "Je me souviens de cette histoire de filles que l'on vendait en relation avec ce monastère que je connais. Il est là perdu au milieu de la forêt, il se trouve près de ma maison, de celle de mes grands-parents. Il m'est familier. Au fond, dans la trame de mes romans, il y a toujours un lieu et une révolte."

"Et voilà que le grand soir est arrivé, celui où j'ai décidé de me jeter dans la grande affaire des mots." Ainsi écrit Rose, la fille de la ferme, la fille du peuple, celle des sans-avenirs. Mais pas celui du destin. Elle a 14 ans, elle vit chez ses parents, elle ne connaît pas encore l'immonde projet que son père lui réserve. Elle est l'aînée, elle sait un peu lire et écrire. Elle ne vaut pas grand-chose, les filles ne valent jamais rien dans le monde des paysans. Pourtant, elle possède une valeur qui lui échappe encore, elle est jeune, jolie, fertile.

Le pacte est faustien, forcément. Vendre sa fille. Pour survivre. Peut-être. "C'était le début du printemps. Il faisait beau..." Le château, le maître, la vieille. Cette dernière s’interroge. Comment s'appelle-t-elle? Peu importe, elle sera "la petite". Sur le cahier, les mots sont jetés, bousculés : "Mon nom c'est Rose, c'est comme ça que je m'appelle, Rose." La graine de la révolte, le patronyme, la solution pour ne pas se dissoudre aux yeux du monde et des siens. Frank Bouysse dévoile ici quelques unes de ses obsessions. L'identité, la réhabilitation. "Je veux rendre aux gens de ce monde leur dignité. C'est un milieu qui m'a fabriqué et qui disparaît." D'où ce choix méticuleux des prénoms. Ainsi le père se prénomme-t-il, Onésime.

Une héroïne maintenue en vie par son auteur

Les feuilles du cahier s'envolent. Rose y conte une vie de labeur, d'horreur. Les personnages clés se mettent en place. Il y a l'ogre bien-sûr sous les traits de Charles, le maître de forge, le maître tout court. A travers les yeux de Rose, le maître souffle, bouge, la regarde en biais, mange, se resserre, la nourriture de Rose est bonne, le maître se tait. Il y a la vieille, l'albatros maléfique, celle qui a engendré le monstre, celle qui tire les ficelles, celle pour qui la lignée de sang vaut toutes les forfaitures, les abjections. Celle qui regarde l'ogre manger la fillette afin qu'elle même donne naissance à l'enfant de la maudite descendance.

Quand je décris une scène, je suis entièrement dedans. C'est la raison pour laquelle je n'écris que quatre heures par jour.

"Quand je décris une scène, je suis entièrement dedans, poursuit l'auteur. La raison pour laquelle je n'écris que quatre heures par jour. Je suis vidé physiquement. Il me fallait donc des voix écrits à la troisième personne, pour prendre de la distance, pour décoller de mes personnages. Ils me parlent, je ne sais pas comment je vais finir mais il faut que j'aille au bout."

Point de salut dans cette tragédie. Ce ne sera ni Edmond, ni l'infirmière, ni le curé qui sauveront Rose. Non. Elle le fera toute seule, à sa manière, transformant sa révolte en résistance. Car elle vivra, Rose, bien au-delà, des plans maléfiques de la vieille et du bon docteur. Grâce au talent de Franck Bouysse qui l'a maintenue en vie, lumineuse et éternelle.

Né d'aucune femme, de Franck Bouysse, Editions La Manufacture des Livres, 333 pages, 20,90 Euros.