Ma vie avec lui

Publié par Aradia le 24.09.2018
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En 1984, j'ai fait la connaissance de mon ami avec qui j'ai vécu cinq ans. Nous étions tous les deux saisonniers : lui pisteur secouriste, un passionné de ski, un fonceur, moi je le suivais, je prenais tous les petits boulots qui se présentaient. A la fin de la saison, nous descendions dans la vallée où ses parents avaient une exploitation agricole. L'été, nous travaillons ensemble à la ferme, au milieu des terres et des chevaux. On ne parlait pas vraiment du VIH puisque je n'avais aucun symptôme. On était jeunes, fougueux, beaux, une vie trépidante, le travail, le ski, la fête. Je suis restée deux ans avec lui sans savoir que j'étais infectée. On ne se protégeait pas, il n'a pas été contaminé. Il a appris ma contamination en même temps que moi, en 1986, après une chute sur les marches de la ferme : un énorme hématome apparaît sur ma cuisse. Ne trouvant pas ça normal, je me rends chez le médecin, ami de la famille, bilan et Verdict. Je me suis sentie sale dans mon corps à l'annonce, c'est difficile à accepter, puis à gérer. Je me souviens de ce jour de novembre 1986 : je suis convoquée au CHU suite à une prise de sang qui s'est avérée anormale. J'y vais confiante avec mon ami et je rentre dans le cabinet du professeur. Celui-ci m'annonce que je suis porteuse du sida. Eh oui, à l'époque, on disait sida ! Je reprends mes émotions et me dis que ce n'est pas possible, qu’il s'est trompé : pas moi, pas moi ! Je digère l’information non sans mal et à ce moment-là il fait rentrer mon ami avec mon accord pour lui annoncer . Très ouvert d'esprit, il apprend cette nouvelle comme un boomerang, puis nous rentrons chez nous ; j’étais totalement angoissée. Là, il me prend dans ses bras et me dit que rien ne changera entre nous, qu'il m'aime à mort. Le soir même, il me fait l'amour comme si de rien n'était.

En 1989, coup de foudre : je rencontre mon deuxième amour. Il m'emmène en ballade à moto sur des petites routes de campagne. Il s’arrête, veut m'embrasser, je le repousse et lui annonce de suite que je suis porteuse du VIH. Il me dit que ce n'est pas un problème, il veut faire un bout de chemin avec moi. On décide de s'installer ensemble à Paris. Il restera avec moi malgré la maladie. Il a connu l'AZT et ses dégâts, les médicaments qui ont défiguré mon corps, la lipodystrophie qui a aminci mon visage et mes fesses, difficile à accepter quand on est une belle femme. Il était très présent et on n'en parlait pas vraiment, il me faisait beaucoup rire. Quand je l'ai quittée, il m'a demandé suite à son test VIH, qui est revenu négatif : « si je suis contaminé, tu serais restée avec moi ? ». Je lui ai répondu : " bien entendu, je serais restée avec toi". Je suis restée dix ans avec lui et on a vécu normalement, lui dans la discrétion et moi avec mes peurs. Il m'a dit « je t'aime et je veux faire ma vie avec toi ». Nous étions complices dans la maladie, il a supporté les périodes de ma vie où j'ai été très malade. Je sais que ces moments furent très difficiles pour lui, même s'il ne m'a rien dit.
Je l'ai quitté en 1999 : j'habitais à la campagne, je ne travaillais pas. J'ai eu une subite envie de partir à la découverte du monde. Quand ma famille a appris ma séropositivité, il n'y a jamais eu de problème, ils ne m'ont jamais rejetée. Je gardais parfois mes nièces et neveux sans que les parents aient peur. Je dirais que j'ai la chance d'avoir une famille ouverte d'esprit, elle m'a bien aidée dans ce combat.

J'avais vingt ans quand j'ai été contaminée lors d'une relation sexuelle non protégée. Psychologiquement, ça été un électrochoc, la fin du monde. Je me voyais mourir. En même temps, je n'arrivais pas à y croire car je ne faisais pas parti des populations à risque. Je me suis sentie exclue. Je n'arrivais pas à trouver ma place en tant que femme. A l'époque, c'était une maladie qui touchait surtout les toxicomanes et les homosexuels. J'en ai voulu à la terre entière. Pourquoi moi ? Pendant dix ans, j'ai gardé ce terrible secret. Seul mon compagnon au moment de l'annonce était au courant. Lui est resté séronégatif. J'ai mis dix ans à en parler à ma famille. C'est une épreuve terrible de taire un événement aussi grave. Du coup, j'ai connu plusieurs épisodes de dépression profonde. Au tout début, je n'ai pas cru à ma maladie jusqu'à ma première infection opportuniste, une pneumocystose en 1992. Il faut savoir qu'en 1986 quand on m'a appris que j'avais ce virus, le médecin m'a dit : " mademoiselle nous n'avons pas de traitement à vous proposer". Je suis restée dix ans sans prendre le moindre cachet. En fait, j'ai occulté la maladie et j'ai vécu comme si de rien n'était.
En 1992, une forte fièvre apparaît. Je me rends chez le docteur qui me prescrit un traitement. Une semaine plus tard, j'ai encore cette fièvre de quarante degrés voire plus alors je retourne chez le médecin. Il décide de me donner un autre traitement. Quinze jours plus tard, la fièvre fait son yoyo : un jour ça va et le soir j'ai une remontée non négligeable. N'en pouvant plus de supporter ces hauts et ces bas, je prends à nouveau rendez-vous chez le médecin. Suite à cette consultation, il me prescrit une prise de sang. Huit jours plus tard, le résultat tombe : mon médecin m'annonce que j'ai le Sida, chose que je sais depuis 1986. Nous sommes l'après-midi, il décide alors de m'hospitaliser en urgence. À ce moment-là, j'ai vraiment la trouille. Mon déni n'a duré qu'un temps...retour à la triste réalité...maintenant, je n’ai plus le choix, il faut que j'accepte. 
Je me retrouve dans un service de maladies infectieuses, dans une chambre morbide. C'est à ce moment-là que je fais la rencontre avec le personnel hospitalier et la chef de service. Le professeur entre dans ma chambre : une femme aux cheveux courts, très stricte, rigide. Elle me fait penser à un chef dans l'armée. Chose étrange, le soir-même, ma fièvre redescend naturellement. 
Dire que j'étais angoissée n'est rien par rapport à ce que je ressentais. Quand je me suis retrouvée seule le soir dans ma chambre glauque, j'ai eu une crise d'angoisse. Le professeur qui passait alors ordonna à l'infirmière de me donner un Lexomil, le premier que je prenais de ma vie. Mon état était préoccupant, j'avais zéro T4, j’étais en chambre stérile et les visiteurs avaient pour ordre de porter un masque de protection. 
Une image reste à jamais gravée dans ma mémoire : un soir, j'ai déambulé dans les couloirs de la mort. Une porte était entrouverte. Un homme gisait dans son lit. On aurait dit un squelette. Son corps portait des traces noires. Sarcome de Kaposi. Je me souviens d'une vieille dame qui lui tenait la main… sa mère… sa grand-mère… peu importe : sa présence très précieuse pour le soutenir. 

C'est à l'hôpital que j'ai mon premier contact avec un psychothérapeute que j'ai vu pendant de nombreuses années. Ce travail m'a beaucoup aidée dans les moments difficiles. Autrefois, j'étais totalement insouciante, je croquais la vie, j'étais belle et surtout j'avais complètement occulté la maladie. Mais quand je me suis retrouvée à l'hôpital, les premiers cachets sont arrivés, mon état était très préoccupant, j'étais tombée à zéro T4. J'ai fait la connaissance avec mon premier traitement, l’AZT, le seul à cette époque. On peut dire que c'était de la bombe, un anticancéreux, mais je n'avais plus le choix ! J'ai vomi mes tripes, perdu l'appétit, j’avais des maux de tête, j’ai sombré dans la dépression, puis mon corps s'est transformé à cause du traitement. Je me retrouve alors avec du ventre, des jambes toutes maigres, des joues creusées. C'était très dur ! Je l'ai pris pendant un mois, puis j'ai tout arrêté. Je ne le supportais plus, au grand désespoir du chef de service de l'hôpital. En fait, j'ai fait une pause puis je l'ai repris à nouveau. Je n'avais pas le choix : c'était lui ou la mort... j'ai préféré la Vie ! J'ai su beaucoup plus tard qu'à la suite de ma pneumocystose, les médecins me donnaient six mois d'espérance de vie. Les visites à l'époque, c'était tous les quinze jours en hôpital de jour. Pour moi, c'était une réelle contrainte : j'habitais à cent kilomètres de Paris, alors il fallait que tout soit organisé (jusqu’aux toilettes les plus proches !).
Côté thérapie, j'ai été servie. Je prenais trente à quarante cachets par jour, plus des antidépresseurs et du zovirax pour mon zona. Mon corps était une usine à médicaments, épuisé.
En 1996, je pousse un ouf de soulagement quand les trithérapies arrivent : plus que cinq cachets par jour, et finis les troubles de répartition des graisses. J'ai sauté de joie face à cette merveilleuse nouvelle : enfin je n'allais plus mourir. C'est comme si j'avais gagné un grand combat de Boxe. Il a fallu intégrer que la mort s'éloignait de plus en plus et faire " le deuil du deuil". 
J'ai beaucoup souffert des effets secondaires des médicaments. J'étais si maigre que je me faisais arrêter dans la rue par la police. Ils pensaient que j'étais toxicomane. Longtemps, je me suis sentie sale dans mon corps. Cela m'a empêchée de vivre. Je ne pouvais plus me regarder dans une glace : chez moi, je les avais toutes enlevées. On ne veut pas y croire, c'est un bouleversement des repères, une nouvelle identité à construire.
Après deux mois d'hospitalisation à domicile, un cathéter branché sur ma poitrine, une infirmière venait tous les matins à huit heures pétantes pour ma dose d'antibio. Au bout d'une heure je me débranchais, elle m'avait appris à le faire. Quand on est dans l'urgence, on n’a pas le choix.
Un jour, je vais en consultation : le médecin-chef m'annonce que je suis guérie. Une première victoire sur celui qui m'a fait autant Souffrir, celui qui a volé ma Jeunesse, celui qui m'a Nargué au plus près de la Mort : je suis en Vie.
Après cette maladie opportuniste foudroyante, il fallait ma battre pour mon VIH. J'ai changé plusieurs fois de traitement, étant résistante à ces molécules, j'avais d'horribles effets secondaires. Dans ma tête, je me disais : "tu ne lâches rien, résiste, la vie vaut le coup ». Je suivais les infos de près et tout ce qui concernait le VIH. Les gens à cette époque tombaient comme des mouches, faute de traitement. On est en 1993, les médias annoncent la mort de Cyril Collard : j'ai vraiment eu peur, je l'avais encore vu à la télévision et rien ne disait qu'il allait mourir. A ce moment, j'ai pensé à ma propre mort, puisque que lui était décédé. Je l'admirais, je dois l'avouer, c'était un bel homme, mais j'ai été surprise de sa mort, je le croyais invincible. Il était beau gosse, charmeur et passionné. Ces dernières paroles de ses Nuits Fauves m’ont marquée : "Il fait beau comme jamais, je suis vivant, je vais probablement mourir du Sida, mais ce n'est plus ma vie, je suis dans la vie !".

Le psy m'a beaucoup aidée durant cette période. J'ai fait un travail gigantesque pour pouvoir le dire à ma famille . Il y a une chose dont je me souviens concernant la psy : nous nous sommes rencontré, plus tard, par hasard, à un arrêt de bus. Je lui ai raconté mon vécu depuis la fin de nos consultations. J'avais du ventre à l'époque ; je me suis remise au sport et hop plus de ventre ; je ne travaillais pas non plus mais maintenant j'ai un emploi fixe. Elle m’a félicitée !
Je suis fière de moi, j'ai combattu avec force, je suis très indépendante et surtout je me considère désormais comme une Femme Libre. A 24 ans, je suis insouciante, je croque la vie, une énorme Épée Damoclès s'installe au-dessus de ma tête. Que dire quand on sait que je vais peut-être mourir demain ?En 1992, on était dans l'urgence, les gens mouraient trop vite, les médecins ne savaient plus trop quoi faire , j'étais bien suivi... en hôpital de jour. J'ai participé à des essais thérapeutiques afin d'améliorer la recherche, comme je n'avais plus le choix, j'y allais les yeux fermés. La vie ou la mort, le choix était vite fait !

Des années plus tard, j'ai appris que le médecin qui m'avait diagnostiquée était décédé d'une crise cardiaque. Ironie du sort, il est parti avant moi ! Il m'avait dit, en 1986, " il vaut mieux avoir le cancer, nous avons des traitements ".

Je m'estime assez forte, je surmonte ces événements dramatiques. Je me suis mise en colère, j'ai tellement cru mourir. J'ai passé une bonne partie de ma vie avec lui, je l'ai géré plus ou moins avec ses hauts et ses bas. J'ai cohabité puis j'en ai fait un compagnon de route. Si j'avais su que je vivrais aussi longtemps, j'aurais vécu différemment Je ne me plains pas, j'ai connu le pire, je reste humble.  Chaque jour qui passe est un heureux jour. J'ai été aussi militante associative, une belle période de ma vie durant laquelle j'ai rencontré de belles personnes. Les amis, il ne m'en reste plus beaucoup, certains m'ont trahie. Je ne regrette rien, la vie m'a beaucoup appris malgré ces souffrances. La solitude est mon luxe. Je laisse les choses venir à moi, je suis suffisante... J'ai survécu.  

 

Commentaires

Portrait de Tom Sawyer

Témoignage très émouvant Aradia. Merci.

Portrait de Big Bad Badaboum

..pour ton poignant témoignage.

Cyril

Portrait de cbcb

Faire "le deuil du deuil" ... ça donne matière à réfléchir 
Belle expression, merci.

Portrait de Alvalle

Tu m as grave touche par ton temoignage.

C est vrai qu a l epoque pour moi en 1992, on me  disait etre atteinte du sida.

 

Portrait de Rimbaud

Je connais ce texte par coeur tellement on l'a travaillé et tu vois, si chacun avait eu ton engagement, on aurait fait un beau livre. Mais peu importe, l'essentiel c'est que ce texte existe. Bise.

Portrait de seben

Merci 

Portrait de Tom Sawyer

Un beau témoignage touchant et émouvant. Je suis revenu lire la suite. Tu dis Aradia que tu es fière de toi : ben y a de quoi. Continue de te battre et d'avancer. Chapeau bas!

Portrait de jl06

Tu à la grande intéligence de ne pas nous opposés ancien est nouveau Séro  ,

se doit être celle du Coeur ,

merci