aborigènes

Publié par ian-kemper le 14.06.2010
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J’avais marché tout le jour, sac au dos, sous le cagnard. Un imbécile, sous prétexte de me montrer je ne sais plus quelle vallée sublime, m’avait déposé là, à l’écart de toute civilisation, dans ce désert où je ne vis passer durant des heures que quelques rares voitures se déportant soigneusement à mon passage comme si j’étais un mirage pestiféré.

J’étais dans une humeur ambigüe où se mêlaient le plaisir de marcher, la secrète connivence avec mon corps éprouvé à l’effort et à la fatigue, et la colère sourde de me sentir, en cet endroit, abandonné, négligé, peut-être condamné à marcher ainsi jusqu’à la nuit des temps, jusqu’à ce que le Créateur, dans son infinie démence, se rappelle à l’existence de ma poussière et me délivre enfin  en l’éparpillant d’un soupir hautain. En attendant, j’étais bien parti pour faire le tour de la Terre, puis de la galaxie, puis de l’univers, je n’étais plus à quelques kilomètres près.

Je n’ai rien vu de sublime dans cette vallée, même pas la rivière dans laquelle j’aurais pu me rafraîchir, à l’ombre d’un bouquet de saules, à la bordure d’une pâture bouseuse où quelques vaches, vautrées entre terre et eau, m’auraient gobé dans leurs grands yeux insondables et vertigineux. Rien vu qu’une sorte de désert peint dans un vert défraîchi par la canicule, pas un village et pas âme qui vive pendant des heures, pas même une vache ou un mouton dans ce décor incendié, aux arbres clairsemés et à l’ombre maigrelette, ça me rappelle un autre voyage mais dans un style cette fois imaginaire, un groupe de formation dans une salle, les personnes assises sur des chaises dans un grand cercle, au centre le vide, chacun à tour de rôle se présente, parle de ses motivations à être là, un homme prend la parole et, immédiatement, à l’écouter, je perçois dans la salle un silence inhabituel, d’une lourdeur écrasante, qui me rive sur ma chaise, je ne peux plus bouger, j’écoute l’autre parler et je n’entends rien qu’une suite de sons, de phonèmes alignés les uns derrière les autres, qui ne veulent rien dire, alors que les mots pourtant me sont ordinaires, familiers, là, je ne comprends plus rien, comme si les mots étaient des objets factices recouverts d’un joli vernis, et sous le vernis, il n’y a rien. Le vide.

Plus tard,  à un bar devant un café, je vois avec appréhension cet homme venir près de moi, me parler et, immédiatement, je ressens le même effet, puis je me retrouve dans une sorte d’errance intérieure, je me vois marcher sur une planète assez petite pour que j’en devine à son horizon courbé la forme de sphère,  je suis le seul être vivant sur cette planète, mes pieds foulent une cendre grise et je marche au-devant d’une lumière sur l’horizon, très brillante, pleine de promesses mais qui ne se laisse jamais approcher…je m’éveille de ce songe dans lequel le discours sans âme de cet homme m’a plongé avec un mélange de colère et de révolte, comme si on avait cherché à me tuer.

Et dans mon souvenir, ce voyage solitaire, dans cette vallée merdique à la frontière du monde, recelait pareillement  une menace d’angoisse et de mort.

J’avais soif, et faim. Surtout soif. Je marchais mécaniquement, comme on marche au bout de quelques heures, les pas s’alignent les uns derrière les autres, à un même rythme déconnecté de la volonté.

Les heures avaient tourné, le soleil décliné lorsque je parvins aux abords d’un hameau. Quatre, cinq maisons tout au plus des deux côtés de la route, des jardins nourriciers derrière

des grillages. Pas de fleurs. Une femme dans un jardin, elle s’activait, ne me demandez pas à quoi, sur quoi, je ne sais pas faire la différence entre du persil et une fane de radis, entre un pied de fraise et un pied de tomate, j’ai cru longtemps que les tomates poussent sur des arbres, d’où leur propension bien connue à venir s’écraser sur votre gueule quand elles sont pourries.

Je m’approchai du grillage et demandai à la jardinière de l’eau pour me désaltérer.

Enfant, je faisais à bicyclette les quinze kilomètres qui me séparaient mon village de la ville où habitait ma grand-mère, je m’arrêtais dans des fermes quand j’avais soif, les paysans me donnaient à boire et à manger, s’inquiétaient de ce mouflet intrépide, me soumettaient à un interrogatoire serré et me laissait repartir avec inquiétude, certains parfois, après mon départ téléphonaient à la maison, ma mère me disait : « tu t’es arrêté dans telle ferme pour demander à boire ! », son omnipotence me sidérait.

La femme ne me répondit pas, me tourna le dos, je la vis s’éloigner et rentrer dans sa maison, j’espérai, un peu, l’en voir ressortir avec de l’eau, pas trop, je savais bien qu’elle ne reviendrait pas, je la vis ouvrir une fenêtre et fermer le volet, ouvrir l’une après l’autre les autres fenêtres et faire de même, je n’étais pas surpris outre mesure, davantage peiné, fatigué, en colère, vaguement angoissé, soudain en terrain inhospitalier.

Je me décidai pour une seconde tentative chez les voisins, elle s’avéra aussi infructueuse, personne ne m’ouvrit, j’entendis des voix d’hommes et de femmes, des conciliabules derrière la porte close, je renonçai très vite à formuler ma demande, je ne sais pas bien parler aux portes, je regagnai la route, avec l’espoir de sortir de ce trou du cul du monde au plus vite.

(suite au prochain numéro)

Commentaires

Portrait de Valala

On se "plonge" dans ton récit et on compatit... dur !!! ;o)