l'amour est un drôle de coco

Publié par ian-kemper le 09.12.2010
883 lectures
 

Son père avait été dans la SA et, après la Nuit des Longs Couteaux, incorporé dans l'armée régulière.

Il fit la guerre bravement, ou sottement selon les opinions, il fut envoyé sur le front russe, eu égard à ses sympathies pour Röhm et compagnie et disparut comme il se doit, emporté par la fureur de l'Armée Rouge.

Sa mère, une femme très pieuse, ne perdit jamais espoir. Tous les ans, à partir de la fin de la guerre, et pendant de nombreuses années, je ne sais plus combien, elle fit sur les genoux un pèlerinage qui l'emmenait jusqu'à un lieu sanctifié, estampillé par de multiples ex-voto, c'était dans le coin j'imagine, pas trop loin j'espère, Hans ne m'a pas dit où se rendait exactement sa mère ainsi convaincue de se saigner aux entournures par amour pour son ex-SA de mari.

Et il revint, au bout de dix ans peut-être, au moins. Qu'on ne vienne plus contester les vertus de la flagellation !

C'était un homme vidé, fichu, dévitalisé. Il ne parlait plus, ne raconta donc jamais ce qui l'avait retenu si longtemps comme sujet de prières et d'espérance, il restait assis toute la journée à la table de la cuisine, sans rien faire, sans rien dire, le regard tourné sur lui-même, sur on ne sait quelles visions de cauchemar, sur peut-être rien du tout.

A cette même table, il se tira un jour une balle dans la tête, ce qui laisse supposer des visions cauchemardesques, ou au pire rien du tout.

Hans le découvrit ainsi, la tête posée dans une flaque de sang, les traits reposés, un léger sourire sur ce qu'on voyait de la bouche, dans le style du Caravage, une ambigüité de cruauté et de douceur.

 

Hans vivait dans un appartement blanc, cossu, au-dessus d'une librairie au nom curieusement français, tout près de l' Université.

Il m'emmena visiter la maison de ses parents.

Depuis la mort de sa mère, il la louait. C'était une grosse maison dans un village épinglé à la base d'une colline boisée, typiquement allemande, bien campée sur ses fondations, propre sur elle, l'air solide et assuré de celle née d'un fructueux labeur ou de la conviction d'être bien née.

Cette maison, la maison de ses parents, conçue dans le faste hitlérien, programmée pour accueillir une ribambelle d'enfants aryens, bâtie pour durer mille ans, abritait une ribambelle d'enfants turcs, plus gais, plus colorés, moins fades sûrement qu'un clone de blondinets germaniques bien élevés, passé le seuil, c'était comme franchir le Bosphore, on pénétrait l'Orient, Istanbul, un souk, c'était inattendu, j'en fus sidéré, désorienté, me cognai dans les pièces que nous traversions, dans les escaliers, à la marmaille braillante, à des mères affairées, pas d'homme, partis travailler sûrement, enrôlés au meilleur des trente glorieuses dans les bataillons de l'économie florissante, Hans, à l'aise, chez lui, saluait, dans un allemand pour illettrés, que je comprenais, 'Tag, wie geht?, empochait ses loyers du mois, ou en retard, je ne sais pas, il y en avait partout des Turcs, chaque pièce était un logement, dans chaque chambre un lavabo débordait de vaisselle propre ou sale, derrière chaque porte une nouvelle famille, à croire que tout Istanbul s'était donné rendez-vous dans cette banlieue de Bonn, dans l'unique maison secondaire capable d'abriter l'intégralité de la population de cette mégalopole.

 

Après ça, je ne l'aimai plus.

 

 

 

 

 

 

 

 

Commentaires

Portrait de Meliah

 cher ian-kemper ,tu nous amènes dans une page des " bienveillantes "de jonathan Little .Oeuvre magistrale qui me secoue encore aujourd'hui par la précence  de ces gens ordinaires , capables et coupables du pire .

 Ton récit est du même acabit . Cette lenteur qui nous traîne vers notre présent ,aux travers des saloperies  toujours prêts à récidiver ....

Ton texte est magnifique .

   Pourquoi as-tu quitter ton ami ? Peut-être voulait-il "racheter" ses horreurs commises par son père ,en louant cette bâtisse Allemande à des Turcs ,justement ?

 Ou peut-être que toi, tu ne voulais rien de cet héritage ?

   Très beau texte ,merci ian 

  kenavo