Manifeste pour la création d'un centre d'archives LGBTI

Publié par Rimbaud le 19.09.2017
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Vingt ans que des mecs se battent pour qu’un centre d’archives LGBTI soit créé, à Paris évidemment… parce qu’ils pensent, probablement, que la province n’est pas assez prestigieuse, pas assez centrale. Pas de bol, Tibéry, Delanoë et Hidalgo ont enterré les dossiers successifs ou renvoyé la balle à d’autres prétendus responsables. Pourtant, il y a urgence. Les nouvelles générations ne connaissent rien des luttes passées, des droits refusés, des identités niées, des discriminations d’autrefois, des mobilisations, des scandales éclatés qui ont permis de devenir visibles. Ils n’en ont rien à foutre d’un film sur le SIDA. Ils ne se sentent même plus concernés mais l’épidémie, elle, poursuit son travail de sape parmi leurs rangs.

Les politiques ont la trouille parce qu’ils savent bien que dans ces milliers d’archives disponibles, nombre d’entre elles sont compromettantes. Ce n’est pas le courage qui les a animés durant ces décennies. Ils ne se sont pas levés d’une voix pour défendre les plus démunis. Il aura fallu attendre (pour une fois) que l’Amérique donne l’exemple, ouvre le chemin. Ils doivent en contenir, ces documents, des révélations, des non-dits, des tractations, des arrangements, des lettres de refus, des fins de non recevoir… c’est toute la lâcheté de l’espèce humaine qui doit se lire alors, oui, mieux vaut mettre tout ça sous le tapis. Autre temps, autres mœurs. C’est quand même pas une poignée de séropositifs qui va à nouveau foutre la merde ! Maintenant qu’ils ont des traitements supportables, ils doivent s’emmerder sacrément les séropos et ne plus savoir comment occuper leurs journées ! Non, qu’on enseigne aux gamins la Shoah, qu’on fasse le silence sur la culture islamique, qu’on réinvente un peu notre histoire nationale, et ça ira bien !

Une fois de plus, l’identité est niée. Les archives existent bel et bien et elles disparaitront avec leurs propriétaires. Leurs descendants en trouveront des malles dans les greniers de la fierté. Ils évoqueront, émus, l’engagement de leur vieil oncle puis foutront le feu aux lettres, aux rapports, aux mails, aux dossiers médicaux, aux comptes-rendus, aux photos, aux vidéos… allez hop, à la benne ces vieilleries inutiles, aux oubliettes ces voix d’un autre temps. On en a déjà bien assez des commémorations, des journées du souvenir, des jours fériés et autres cérémonies avec drapeau national, hommage du préfet et remise de médailles ! La nation est bien assez reconnaissante comme ça !

Il y a danger à refuser à un peuple sa propre Histoire, pas seulement parce que cela génère de la colère, de la frustration, pas seulement parce que c’est l’écrasement immémorial des puissants sur les faibles, pas seulement parce que cela vide le sacro saint devoir de mémoire de toute substance, mais parce qu’une nation sans Vérité est une nation sans vision, sans énergie, sans volonté, sans conscience, sans avenir. La résistance est un apprentissage lent et exigeant qui se fonde sur des preuves et un parcours intellectuel. Je pense encore et toujours à cet adolescent perdu dans son village, isolé, loin de l’effervescence des villes, loin de toute possibilité d’émancipation, et qui préfère taire son pauvre secret parce qu’il a la certitude de ne pas avoir la même valeur que les autres citoyens. Alors rêvons un peu car les plus grandes réalisations sont toutes nées d’une rêverie improbable… Des élèves déambulent dans des couloirs où a été conçue une exposition sur les années 80 et de la musique queer résonne ; ils s’attendaient à la liste des noms des victimes de la maladie et ils se retrouvent face aux preuves des énergies assemblées, créatrices ; ils découvrent la possibilité de l’union ; la réalité d’un combat, eux qui ne s’engagent plus, eux qui se contentent d’être dans l’attente en comptant les heures ; ils observent, intrigués, les images qui défilent sur écrans géants et trouvent ça violent ; ils lisent les grandes dates de l’histoire et se rendent compte que c’était hier ; ils réfléchissent aux clichés, aux caricatures et au sens de l’autodérision ; ils réalisent la puissance d’un mot, la force d’un slogan, la création d’un langage, eux qui s’envoient des « éh, sale pédé », à longueur de journée ; des tonnes d’archives attendent dans les sous-sols et des historiens sont occupés à disséquer ces montagnes complexes qui sont des vies, des parcours, des volontés, des excès, des engueulades, des divergences, des convergences ; des sociologues les décortiquent, des étudiants s’en emparent ; le sens se crée de la diversité des approches  tandis qu’à l’étage supérieur, les jeunes sont assemblés dans un amphithéâtre où ils rencontrent les frondeurs de la liberté… Rien de tout cela dont je ne parviens pas à percevoir la possibilité n’est en place, parce que c’est la peur qui parcourt nos institutions, une peur indicible, comme un mauvais pressentiment que le danger est grand de porter à la lumière ceux qu’on nomme des minorités alors qu’ils sont des millions planqués au sein du foyer conjugal à vivre dans le mensonge. Le VIH n’est pas seulement planqué dans les cellules réservoirs des séropos, il a infesté la société, il a étendu son pouvoir mortifère et fait trembler les consciences des puissants qui n’ont pas agi et se trouvent rattrapés par le poids du silence assourdissant de leur conscience. Pire, ils savent que les scandales étaient bien plus nombreux que le seul sang contaminé ou le tirage au sort annoncé des malades qui bénéficieraient des traitements, pour n’en citer que deux. Allons, un minimum de lucidité, que craignez-vous réellement ? Le peuple n’a déjà plus aucune confiance en vous ! Faut-il attendre la mort du SIDA pour que vous vous sentiez apaisés, hors de danger, qu’un relativisme douillet s’installe, que chacun se dise « oh, c’est de l’histoire ancienne, on a fait ce qu’on a pu, tous autant qu’on est, on nous pardonnera désormais » ? C’est maintenant qu’il faut célébrer, rassembler, collecter, fouiller, classer, ranger, archiver, ressortir, sélectionner, exposer, montrer, analyser, penser : maintenant ? Maintenant ! Maintenant…