Qui sont les croûtenards, ces marginaux qui trempent leur pain dans les urinoirs ?

Publié par lericou06 le 29.12.2014
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"Fountain", de Marcel Duchamp, 1917 (Alfred Stieglitz/wikimedia)

Personnages délurés nés d’un fétichisme pour les toilettes publiques, les croûtenards n’ont pourtant qu’un hobby simple : tremper du pain dans l’urine pour ensuite le déguster copieusement. Des vespasiennes d’époque aux urinoirs douteux de la Gare du Nord, rencontre avec ces rôdeurs de pissotières aux habitudes boulangères.

“Son truc c’était les pissotières et surtout les croûtes de pain qui trempent dans les grilles”. Dès 1936, la prose saignante de Louis-Ferdinand Céline gonflait les pages de Mort à Crédit d’un constat intriguant : il se passe quelque chose d’étrange autour des urinoirs. Pourtant, adossée au mur rugueux de la prison de la santé, la dernière pissotière à l’ancienne de la capitale semble aujourd’hui oubliée de tous et bien peu sont ceux qui remarquent désormais ce curieux monument autrefois nommé“vespasienne”. Construit en 1834 afin d’améliorer l’hygiène publique de la ville, ces urinoirs aux cloisons vert sombre sont pourtant rapidement devenus l’un des points de rendez-vous secret du monde homosexuel et de la prostitution masculine. Surnommées les “baies” ou les “tasses”, les vespasiennes offraient suffisamment d’intimité pour que s’y nouent les amours anonymes et parfois tarifées.

Vespasienne en ardoise à trois stalles avenue du Maine à Paris, vers 1865 (Charmes Marvielle, Domaine public)

Vespasienne à trois stalles avenue du Maine à Paris vers 1865 (Charles Marville, Domaine public)

Déboussolés par la disparition des vespasiennes

Au milieu de cette faune interlope, il n’était pas rare de croiser alors un autres type de personnage rodant mystérieusement autour des pissotières : les croûtenards. Aussi appelés “soupeurs”, ces individus marginaux répétaient généralement le même rituel, déposant au matin du pain dur dans les urinoirs et venant le soir récupérer et manger leurs croûtons imbibés par l’urine des inconnus. Évoqués brièvement dans certains livres de Jean Genet, Albert Simonin ou Auguste Le Breton, les soupeurs ont souvent pris les allures d’une légende urbaine autant que d’un mythe relayé par la littérature et son goût pour les marges. D’autant plus qu’à partir de 1961, en raison de la mauvaise fréquentation de ces pissotières publiques, la mairie de Paris décide de la suppression progressive des vespasiennes au profit des sanisettes, plus propres et adaptées aux besoins féminins. Peu à peu, les croûtenards perdent donc leur point de rendez-vous privilégié en même temps que le lieu de leur fascination.

Devenu spécialiste du sujet via le blog Croutenardland qu’il a un temps tenu, Emmanuel Villemin a eu l’occasion, au hasard de soirées dans des bars, de rencontrer quelques-uns de ces croûtenards déboussolés par la disparition des vespasiennes. Aujourd’hui, tout en gardant minutieusement l’anonymat de ses sources, il raconte en détails comment s’est créé dans le Paris des année 70 un groupe de néo-croutenards s’autodéfinissant comme des “traîne-pissotières” :

“Ils étaient 5 ou 6 mecs d’une vingtaine d’années issus du milieu homo un peu trash. Pour rire, ils s’étaient baptisés le gang des papis croûtenards. L’un d’eux avec qui j’ai passé plusieurs soirées m’a raconté qu’après la disparition des vespasiennes, leur lieu préféré était devenu les urinoirs de la Gare du Nord car ils étaient extrêmement fréquentés et dans un état immonde, ce qui les excitaient encore plus. Tous les week-ends, ils allaient donc y déposer leurs croûtons de pains puis revenaient plus tard pour les manger”.

“Chacun fait ça dans son coin”

Au fil du temps, le gang des papis croûtenards a même appris à connaître les adresses de boulangeries dont le pain se désagrège moins vite sous l’effet de l’urine, ou à développer différentes techniques dont la plus surprenante est celle qui consiste à congeler son pain avant de le déposer, puis de revenir sucer le croûton encore gelé et imbibé d’urine.

“Après ça, ils ramenaient souvent chez eux des croûtons dans un tupperware et s’organisaient un grande bouffe en les incorporant à leurs plats. Ça faisait partie de leur rituel. Ils buvaient des verres d’urine et beaucoup d’alcool puis finissaient en baisant ensemble, mis à part deux d’entre eux qui étaient impuissants”,s’amuse l’ami des soupeurs à l’évocation de ces souvenirs.

Si aujourd’hui les papis croûtenards ont vieilli et finalement laissé de côté leurs sorties du week-end, il n’empêche que la pratique du pain dans les urinoirs n’a pas disparu pour autant. En sillonnant sur internet les différents forums dédiés à l’urophilie et aux sexualités marginales, on trouve encore quelques croûtenards, dont celui que nous appellerons Guillaume, originaire de Marseille. “Je crois que mon attirance pour l’urine vient du fait que lorsque j’étais enfant mon père urinait sans complexe devant moi dans la salle de bain familiale. J’ai donc toujours été attiré par les pissotières et c’est comme ça que j’ai découvert les croûtenards”, explique ce pratiquant occasionnel. “Mais aujourd’hui, avec l’aseptisation des urinoirs publics, cette pratique est devenue de plus en plus isolée et même sur internet, il est difficile de rencontrer d’autres croûtenards. Chacun fait ça dans son coin”.

Pourtant, si au hasard d’un pipi nocturne dans l’un des bars louches de la rue de Solférino à Lille, les curieux prennent la peine de lever les yeux de leurs pissotières, ils pourront lire sur une petite plaque de céramique : “Ne pas déposer de croûtons de pain dans les urinoirs”. Preuve qu’un peu partout, les voleurs d’urine sont toujours là pour casser la croûte.

Simon Clair