S'engager, résister, participer

Publié par Rimbaud le 10.09.2017
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Insomnie totale. Je dors le jour quand le ventre a digéré la drogue. Tout se passe dans le ventre. Tout s’est toujours passé là. Comme si la pilule réactivait les angoisses passées, comme si elle allait les chercher jusqu’à l’enfance, comme si elle déterrait ce que j’avais mis tant de patience et d’acharnement à bien enfouir, à bien planquer sous des piles de pensées, de schémas logiques, de dialogues et de compromis. Les avortements passés, les hontes tues, les amours impossibles sont de nouveau projetés sur l’écran noir de mes désirs et la violence de notre monde. L’africain décharné qui meurt abandonné de tous, faute de traitement, ce n’est plus une abstraction, ce n’est plus un truc qu’on sait parce qu’on l’a vu au journal télévisé dans un joli documentaire bien tourné (la misère est photogénique). C’est devenu une réalité qui me hante. Non que j’en éprouve de la culpabilité, non que j’ai honte d’appartenir à un pays prospère, mais c’est bien plutôt ce mélange d’indignation et d’impuissance qui saisit le corps tel un brasier qui révèle subitement la folie humaine. Je sacrifierai certaines nuits au virus, peu importe. N’y voyez pas une plainte. Je ne passe pas sous silence pour ne pas simplifier. Tout processus de réduction est une porte d’entrée à la maladie. Je me suis vu – oh le ridicule de certains rêves, oh médiocrité de moi-même – en train d’apostropher les riches plaisanciers du port de Bonifacio, monter sur leurs yachts de millionnaires pour leur soutirer quelque argent, dans l’intention idiote, naïve, illusoire qu’ils ouvriraient les portes d’une conscience et qu’ils mettraient enfin leurs richesses au service de l’humanité.

Je scrute l’actualité : Gilead vient de se prendre une claque et le générique du Truvada poursuivra sa commercialisation. Act Up a vu ses rangs passer de 15 à 45 depuis la sortie du film. Didier Lestrade se bat à nouveau pour la création d’un centre d’archives  LGBTI. Rien n’est jamais perdu. Je suis un homme engagé, je l’ai toujours été. Mon métier (prof), je l’invente en allant souvent contre les institutions, contre les inspecteurs, contre les dictateurs de la pensée unique. Au bout d’une semaine de cours, je sais déjà qu’une jeune fille a tenté de mettre fin à ses jours l’an passé. Elle me l’écrit et pleure tandis que je lis ses confidences. Une autre m’avoue être schizophrène. Un troisième me décrit la violence des conflits à la maison. On ne peut transmettre une connaissance sans prendre en compte la singularité de chaque individu. Que ceux qui pensent qu’un cours magistral suffit aillent se faire foutre ! Ils n’ont rien compris. J’ai inclus dans l’école des déficients intellectuels, des trisomiques qui, une année durant, nous ont tant appris. J’ai œuvré pour qu’un cinéma engagé, militant et exigeant soit diffusé dans les écoles libanaises au moment où un million et demi de réfugiés syriens envahissait Beyrouth. J’ai arpenté ses rues sous le regard interrogateur des militaires qui me demandaient ce que je foutais là. J’ai dialogué avec les jeunes et j’ai tissé des liens entre l’angleterre, le Moyen Orient, l’Inde et la France. Et je suis là… dans ma petite maison franc-comtoise, loin de la fièvre parisienne où tout se passe, à me demander quelle forme pourra cette fois prendre mon engagement. Je me tiens dans l’incapacité de l’inaction. Mon virus me propulse. Sa persistance m’oblige. Ne rien faire, c’est ne pas participer à la course du monde, c’est rester dans les gradins, c’est attendre la mort sans avoir contribué à la grande construction collective. Même modestement. Je ne suis pas un idéaliste. Je ne suis pas dans l’illusion. Je réalise parfois des actions concrètes, simples dont les effets sont palpables, visibles, presque quantifiables. Je suis sur le point d’achever la première phase de ma prise en charge : dès lors que mon corps aura accepté le Triumeq, je ne serai plus au service de moi-même. Tout mon esprit sera tourné vers l’autre… mais que faire ? Je ne renoncerai ni à la quiétude de mes routes campagnardes, ni à la douceur de mon foyer amoureux, ni aux soirées sexuelles torrides, ni aux lointains voyages, ni aux ruelles des souks dans lesquelles on se perd, ni aux morsures de l’hiver, ni aux cavalières qui passent à l’instant, tandis que je vous écris, sous ma fenêtre. Je veux conjuguer. Au présent.

Commentaires

Portrait de Cmoi

Même pour ne réaliser qu'une partie de ses espérances. Ce que je veux exprimer est résumé dans une phrase dont je ne connais pas l'auteur : "l'utopie est à la pensée, ce que l'hypothèse est à la science".

"l'écran noir de mes désirs". Belle trouvaille quand même. J'ai eu ma période Nougaro. 

Portrait de Rimbaud

Oui, elle est le point inaccessible qui nous guide, c'est un moteur qui donne la force nécessaire.

Portrait de cbcb

oh que oui ! même pas besoin d’y rajouter un commentaire ! ces belles photos se vendent un prix d’or ! même pas besoin de savoir où elles ont été prises ! les gens s’en foutent, les accrocheront aux murs pour donner un look sympa à leur appart !
Je ne compte même plus le nombre de fois que j’ai entendu qu’est-ce qu’elle est belle cette photo ! Sans aucune demande d’explication supplémentaire ! tout le monde s’en fout ! j’avais bien noté que tu connaissais Beirut, moi je n’y suis jamais allée mais j’espère pouvoir repartir un jour (un peu trop fatiguée en ce moment, manque de sommeil entre autres !)  Ma fille a pris la relève et j’en suis fière. Elle revient du Liban. Elle y était pour aider des enfants syriens réfugiés (elle aussi est prof !)

Est-ce vraiment si utopique de penser qu’un jour…
Je n’arrive même pas à finir ma phrase, je ne trouve pas les mots …
Et les avancées de la science ne font que retarder ce jour hypothétique au profit de ces puissants milliardaires dont tu parles ! puissamment écœurants oui !