Santé communautaire : nécessité fait choix !

Publié par Fred Lebreton le 02.09.2020
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Comme souvent la polémique a démarré sur Twitter. Le 1er août dernier le collectif Globule Noir, qui regroupe principalement des soignants-es noires, lance un appel dans un tweet : « Bonsoir tout le monde, nous recherchons une infirmière à domicile racisée pour des soins dans le 13e arrondissement de Paris ». La vague de réactions suscitée par cet appel a relancé le débat sur la santé communautaire en France.

« Folie identitaire » et « Apartheid »

Comme on pouvait s’y attendre, la fachosphère se jette sur ce tweet pour crier au communautarisme et au « racisme anti-blanc ». De son côté, la Ligue contre le racisme et l'antisémitisme (Licra) dénonce ce qu’elle qualifie de « folie identitaire » qui conduit à « choisir son médecin en fonction de la couleur de son épiderme et publier des listes de médecins noirs ». Plus loin dans la surenchère, Olivier Faure, premier secrétaire du Parti socialiste et député, tweete dans la foulée : « Vivre les uns à côté des autres selon sa couleur de peau, cela porte un nom : l’apartheid. Par quelle folie au nom de la lutte contre les discriminations certains identitaires « racisés » réhabilitent le pire des régimes ? » Un parallèle outrancier vivement critiqué par les activistes antiracistes.

La réaction des instances médicales est allée également dans ce sens. Le 11 août, le Conseil national de l’Ordre des médecins (Cnom) et le Conseil national de l’Ordre des infirmiers (Cnoi) publient un communiqué commun dans lequel les deux instances ordinales condamnent « avec la plus grande fermeté la mise en ligne d’annuaires de professionnels de santé communautaires ». Au-delà de cette condamnation de principe, les deux Ordres estiment que porter des accusations de racisme à l’encontre des soignants-es relève de l'atteinte à « leur honneur », et jette « le discrédit sur leurs professions », refusant de même que « la santé, pilier de notre pacte social, soit soumise aux sirènes du communautarisme et de la division, dans une période où notre société se doit, plus que jamais, d’être unie ».

Mécanismes de domination

De leur côté, les activistes antiracistes ont réagi avec véhémence. Mrs Roots, blogueuse et afro-féministe qui bénéficie d’une communauté de 18 000 abonnés-es, publie le 3 août un long fil twitter en réponse à la Licra dans lequel elle partage de nombreux témoignages de personnes victimes de racisme dans leur parcours de santé. Citons notamment ce recueil glaçant de témoignages ou encore cet article du Nouvel Obs sur le « syndrome méditerranéen » (1). Mrs Roots ajoute : « J'espère que vous êtes bien conscients ici des mécanismes de domination qui se jouent : des institutions soi-disant antiracistes préfèrent que les personnes victimes de racisme acceptent perpétuellement les violences dans le milieu médical, que de les laisser choisir les modalités de leur guérison. En d'autres termes : il vaut mieux qu'on meurt aux mains d'une institution médicale incapable de se remettre en question plutôt que de survivre en étant accompagné-e et guidé-e en nos termes. ».

Minorités toutes concernées

Il est intéressant d’ailleurs de noter que sur Twitter la plupart des réactions hostiles à la notion de santé communautaire viennent de personnes blanches, non concernées par le racisme. Pourtant la question n’est pas nouvelle et concerne d’autres groupes et minorités. La santé des personnes vivant avec le VIH par exemple. En 2015, AIDES organisait un testing téléphonique dans les cabinets dentaires qui révélait qu’un dentiste sur trois refusait, de façon plus au moins déguisée, de soigner des patients-es vivant avec le VIH. En réponse aux discriminations sérophobes dans le champ de la santé, l’association Actions Traitements propose depuis plusieurs années une carte interactive regroupant des professionnels-les de santé « séro friendly ».

Même constat du côté des personnes LGBT+ qui s’échangent en privé depuis des années des adresses de soignants-es LGBT friendly. À ce sujet, Hugues Charbonneau, ancien militant d’Act Up-Paris répond à la Licra sur Twitter : « Vous pouvez me dénoncer aussi, ça fait 30 ans que je ne vais que chez des médecins gays. La Licra découvre en 2020 que pour 1 000 raisons intimes, personnelles on se sent plus en sécurité chez certains praticiens ».

Le 190, premier centre de santé de santé communautaire LGBT+ ouvert en France en 2010, fut vivement critiqué à ses débuts avec toujours cet argument d’enfermement communautariste. Son succès constant depuis dix ans est tel que d’autres centres de ce genre ont ouvert comme le Checkpoint Paris ou le Spot Longchamp à Marseille. Le Dr Thibaut Jedrzejewski, médecin au 190 et auteur d'une thèse sur les difficultés rencontrées par les gays dans l'accès aux soins, défend la notion de santé communautaire dans une interview accordée au magazine Têtu le 24 août : « On part d’un constat du terrain : il y a des spécificités de santé chez les gays, il y en a aussi chez les lesbiennes. Et il faut pouvoir y répondre. Il y a aussi de nombreuses difficultés rencontrées par les gays et lesbiennes avec leurs médecins, des incompréhensions, des sensations de jugement, des informations inadaptées, des retards de diagnostics liés à des non-dits ».

Universalisme en santé, une notion illusoire ?

Les opposants-es à la médecine communautaire avancent souvent l’argument de l’universalisme en santé, c'est-à-dire qu’un médecin est censé soigner tout le monde de la même manière mais le Dr Thibaut Jedrzejewski est plus nuancé : « Il me semble illusoire de penser que les rapports de pouvoir, les mécanismes du racisme, de la misogynie, de l’homophobie ou de la transphobie sont aussi simples à détacher de soi. C’est une fois qu’on est confronté à ses propres biais qu’on les perçoit ».

On l’a compris le domaine de la santé n’est pas exempt des rapports de domination sociale ou de discriminations systémiques qu’on retrouve dans le reste de la société. Quoi de plus normal alors quand on appartient à une minorité, quelle qu’elle soit, de chercher la prise en charge médicale la plus adaptée à ses besoins, ses spécificités, ses pratiques et ses contraintes… et la plus respectueuse de sa personne. Le Dr Jedrzejewski estime que « l’universalisme n’est pas censé effacer les différences, mais s’efforcer à soigner tout le monde aussi bien. Il n’est pas incompatible avec le communautaire car toutes les situations ne demandent pas la même attention. Et pour celles qui sont minoritaires, la santé communautaire est là, et elle est une source de savoir inestimable ».

Dans un contexte national et international qui vise à dénoncer et déconstruire le racisme institutionnel, on pense au mouvement Black lives matter (Les vies des Noirs-es comptent) aux États-Unis et son équivalent en France, Justice pour Adama, il est regrettable que cette polémique n’ait pas permis aux institutions ordinales de prendre un peu de hauteur et d’humilité sur un sujet de société aussi complexe. En se dédouanant de toute responsabilité face aux nombreux témoignages de discriminations dans les parcours de santé, le Conseil national de l’Ordre des médecins et le Conseil national de l’Ordre des infirmiers pratiquent non seulement la politique de l’autruche, mais renvoient l’image de deux institutions déconnectées de la réalité et incapables de faire preuve d’autocritique. Pire, les deux Ordres disent se réserver « le droit d’engager toute action permettant de mettre fin à ces pratiques contraires aux principes de la profession et du droit ». Ils comptent, par ailleurs, saisir « le ministre des Solidarités et de la Santé, Olivier Véran, et la Cnil à ce sujet ». Une façon d’intimider celles et ceux qui oseraient remettre en cause le modèle de santé universelle, tout à fait louable sur le papier mais loin de la réalité du terrain, des discriminations qui y ont cours et du peu de réponses qui y sont apportées.

Quant au collectif Globule Noir, victime du cyber harcèlement de la fachosphère, il a décidé de fermer tous ses comptes sur les réseaux sociaux.

(1) : « Syndrome méditerranéen » : théorie discriminatoire selon laquelle les personnes d'origine subsaharienne auraient tendance à exagérer le ressenti de leurs symptômes. Ce « syndrome » avait été mentionné par certains-es comme à l'origine de la non-prise en charge, puis du décès de la patiente Naomi Musenga, en décembre 2017.