Un compagnon de longue date

Vous venez de publier un livre de témoignages sur la vie avec le virus du SIDA, alors que le monde se mobilise contre un nouveau virus, le Covid-19. Quel regard portez-vous sur cette « guerre », avec votre expérience de 35 ans de lutte contre le VIH ?

Docteur Lafeuillade : « Tout d’abord, il faut souligner que les témoignages rapportés dans ce livre, l’ont été de l’automne 2018 au printemps 2019, puis, ensuite, il y a eu le temps de l’édition. Mais cela ne change rien à l’intérêt de l’ouvrage, même si le public a plus la tête tournée vers la pandémie à Covid-19 que vers la pandémie à VIH.

Il existe beaucoup de divergences entre ces deux pandémies : la seule similitude est l’absence de traitement, au début.

En 1981, quand le SIDA est apparu, on ignorait tout de l’agent causal. Au début même on ne pensait pas à un virus. Ce n’est que plus tard qu’on a pu caractériser le VIH par des méthodes de culture. Quand le Covid-19 est apparu en Chine, on a pu très rapidement le caractériser grâce à des techniques de biologie moléculaires qui n’existaient pas dans les années 80. Le Covid-19 a touché 6 millions de personnes dans le monde, au 1er juin 2020 alors que le VIH touche toujours 35 millions de personnes.
L’infection à Covid-19 a une faible mortalité, alors que l’infection à VIH non traitée (uniquement dans les pays défavorisés), est toujours mortelle. Une autre différence est que l’infection à VIH est transmissible mais pas contagieuse. De fait, le VIH reste stigmatisant car toujours associé au sexe ou à la toxicomanie, alors que le Covid-19 n’est pas stigmatisant car tout le monde peut le contracter. Enfin, pour le Covid-19 on espère un vaccin dans 18 mois à 2 ans, alors que pour le VIH cela fait 30 ans qu’on en cherche un, en vain…

Mon expérience de ces décennies à lutter contre le VIH est riche et complexe. J’ai appris à être plus tolérant avec des populations auxquelles je n’avais pas été confronté avant. J’ai aussi appris qu’une bonne recherche clinique avec des groupes comparatifs était la seule façon d’avancer au niveau thérapeutique : AZT contre placébo au début, puis bithérapie contre AZT, puis enfin trithérapie contre bithérapie. »

Dans ce livre, ce sont les patients qui parlent de leur vie, au quotidien, de leur contamination et de leurs espoirs pour le futur. Avez-vous été surpris par leurs confidences sur leur vie privée ?
Docteur Lafeuillade : « Surpris ? Non. Mais il est vrai qu’en une heure de témoignage -en moyenne- on en apprend plus que lors d’une consultation qui est plus courte. Nous avons réalisé ces entretiens dans mon bureau, alors que je travaillais encore à l’hôpital de Toulon, ce qui n’est plus le cas actuellement, et, bien évidemment, en dehors des heures de travail. J’ai ainsi pu apprendre des choses que j’ignorais sur le contexte familial, l’enfance…, de patients que je suivais depuis plus de 25 ans ! D’autres ont « avoué » une bisexualité dont je me doutais, mais dont ils ne m’avaient jamais parlé en première consultation, quand l’interrogatoire sur les facteurs de risque est mené. Dans leur dossier, il était indiqué « mode de contamination inconnu ».

Il est vrai qu’il n’est pas facile de se confier totalement à un médecin qu’on voit pour la première fois, d’autant qu’après la découverte d’une infection à VIH, il y a souvent un phénomène de sidération chez le patient. »

Qu’est-ce qui a changé de façon radicale, depuis la découverte du VIH, sur le plan médical, mais aussi sur le plan sociétal ? Les patients porteurs du virus du SIDA sont-ils toujours discriminés ?
Docteur Lafeuillade : « Ces 36 dernières années, depuis la caractérisation du VIH en 1983, ont été une formidable aventure scientifique. On a peu à peu compris comment le virus détruisait les défenses immunitaires des patients. Ces recherches ont été un accélérateur pour la mise au point de nouvelles techniques de biologies, qui ont été utiles pour d’autres maladies. La prise en charge multidisciplinaire du patient séropositif est aussi devenue un modèle pour d’autres affections. Mais, comme je l’ai dit, nous n’arrivons pas à mettre au point un vaccin préventif pour protéger les populations non encore infectées, à cause de l’extraordinaire variabilité du virus.

Nous ne parvenons pas, non plus, à éradiquer le VIH des personnes infectées, car son matériel génétique s’incorpore dans les gènes du malade.

Sur le plan sociétal, hélas, les mentalités ont guère évolué. Certains patients qui ont reçu les tous premiers médicaments contre le virus, sont stigmatisés dans leur corps : perte de graisse au niveau du visage et des membres, accumulation de graisse au niveau du tronc, et cela est irréversible.

Mais même les personnes qui ont bénéficié des dernières trithérapies qui ne donnent pas ces effets secondaires, ont peur de dire leur maladie car les réactions de rejet sont toujours très fréquentes. Je connais des patients qui ne l’ont même pas dit à leur médecin généraliste ! »

Ce livre veut avoir une valeur pédagogique : à qui s’adresse t’il, particulièrement ?
Docteur Lafeuillade : « Il s’adresse à tout le monde, car les quelques notions médicales qu’il contient ont été vulgarisées. Il contient 20 témoignages de patients et 3 de soignants. Il est, de plus, complété par une émouvante préface du Professeur Christine KATLAMA, de l’hôpital de la Pitié-Salpétrière à Paris, connue mondialement, un chapitre « Perspectives » du Professeur Nicolas CHOMONT, de Montréal, qui travaille sur l’éradication du VIH, et une postface du Docteur Shahin GHARAKHANIAN, qui est un français qui s’est installé à Cambridge (USA) où il conduit des essais thérapeutiques sur les maladies infectieuses

Il a tout récemment démontré dans un essai contre placébo, qu’un traitement de 5 jours par Redemsivir, un antiviral initialement utilisé dans l’infection par Ebola, était supérieur au placébo dans les infections par Covid-19, à un stade assez précoce, quand les patients ne sont pas encore dépendants de l’oxygène. »

Vous avez écrit ce livre avec une journaliste, Nicole FAU, collaboratrice de TV83 : vous regrettez le manque d’intérêt des médias, aujourd’hui, sur les risques toujours réels du VIH, alors que 35 ans après sa découverte, il n’y a toujours pas de vaccin ?
Docteur Lafeuillade : « Cette façon de travailler a été particulièrement synergique, permettant, non seulement d’aborder l’aspect médical, mais aussi l’histoire personnelle du patient et sa situation dans la société. On a ainsi eu la confirmation, au fil des témoignages, que l’infection à VIH était banalisée. Or, il y a toujours près de 7000 nouvelles infections par an en France ! Pour les jeunes, c’est devenu une maladie chronique banale à cause des nouvelles trithérapies en 1 seul comprimé par jour, et qui n’ont pratiquement plus d’effets secondaires. Pour les médias, c’est une maladie apparue en 1981, donc qui n’est plus à la mode tant qu’il n’y a pas un « scoop », comme la découverte d’un vaccin.

Il y a, en théorie, deux sortes de vaccins : le vaccin thérapeutique et le vaccin préventif.

Le vaccin thérapeutique a pour but de remplacer la trithérapie, c’est à dire maintenir le VIH bloqué sans prendre de pilules. Or, dans l’histoire de la médecine, il n’existe qu’un seul vaccin qui empêche la maladie de se développer une fois qu’on l’a contractée : c’est le vaccin contre la rage.

Le vaccin préventif vise à protéger les populations qui ne sont pas encore infectées. Malheureusement, à ce jour, la recherche reste un échec sur ces deux tableaux. »

http://www.tv83.info/2020/06/05/vies-et ... X-kHv9XPf0